• 武琳
  • Florence
  • VUILLEUMIER
  • Tout homme avec qui j’ai eu une histoire me semble avoir été le moyen d’une révélation, différente à chaque fois. La difficulté que j’ai à me passer d’un homme vient moins d’une nécessité purement sexuelle que d’un désir de savoir. Quoi, c’est ce que je ne peux pas dire.
    –Annie Ernaux (& Marc Marie), L’usage de la photo, 2005–

     

    Je n’attends pas de la vie qu’elle m’apporte des sujets mais des organisations inconnues d’écriture. Cette pensée : «Je ne veux faire que les textes que je suis seule à pouvoir faire» veut dire des textes dont la forme même est donnée par la réalité de ma vie.
    –Annie Ernaux (& Marc Marie), L’usage de la photo, 2005–

     

    «J’ai les émotions d’une femme», dit Bethsabée dans Loin de la foule déchaînée, «mais je n’ai que le langage des hommes». Ce dilemme a suscité de nombreuses confusions et de nombreuses complications. L’énergie a été libérée, mais sous quelles formes doit-elle circuler? Expérimenter les formes qui ont été approuvées, écarter celles qui ne conviennent pas, en créer d’autres qui conviendraient mieux, est une tâche qui doit être accomplie avant que toute forme de libération ou de réussite ne soit possible. En outre, il est bon de se rappeler que les femmes n’ont pas été créées pour la première fois en 1860. Une grande partie de leur énergie a déjà été pleinement employée et développée. Canaliser un tel surplus d’énergie dans de nouvelles formes sans en gaspiller une goutte est une difficulté susceptible de n’être résolue que lorsque l’homme sera lui aussi évolué et émancipé.
    –Virginia Woolf, Écrire pour les femmes (essais parus entre 1905 et 1927), 2023–

     

    Rejeter et projeter dans une personne du sexe opposé tout ce qui nous manque en nous-mêmes, ce que nous désirons en ce monde et ce que nous détestons chez les êtres humains est une pulsion tenace et universelle, tant chez l’homme que chez la femme. Mais bien que cela puisse apporter une forme de soulagement, il n’en demeure pas moins que cela nous éloigne de toute forme de compréhension.
    –Virginia Woolf, Écrire pour les femmes (essais parus entre 1905 et 1927), 2023–

     

    Pour une raison que j'ignore, ma détermination à écrire n'a jamais faibli. En ce sens, je me suis prise au sérieux. Parfois, l'expression «se prendre au sérieux» est péjorative, comme si cela indiquait que nos aspirations dépassaient nos capacités, comme si on devait se détendre et se moquer de ses espérances. Je suis fascinée de voir qu'il y aura toujours un homme et ses comparses féminines pour souhaiter détruire une femme qui se prend au sérieux. Les femmes qui veulent que d'autres femmes se moquent de ses talents et de ses ambitions ont en réalité beaucoup lutté pour obtenir l'approbation masculine. Elles ont peur de perdre le respect de leurs collègues masculins qui ont besoin d'elles pour supprimer d'autres femmes à leur place. Si des femmes sont douées dans cette mission, elles ont toujours l'air très malheureuses. C'est un sale boulot, après tout.
    –Deborah Levy, État des lieux, 2021–

     

    Je crois de moins en moins au travail. J'aime l'inconfort et c'est toujours le chemin qui paraît le plus riche. Mais la facilité dans laquelle je suis né et dans laquelle je peux me réfugier peut-elle aussi être un chemin vers plus de fluidité?
    –Havasu Kaya, Mots de passes incantatoires à l'usage des enfants d'immigrés turcophones, 2022–

     

    Les grues ont mis à jour les radicelles d'un arbre. Avec des pinces elles ont décollé de la terre les extrémités filiformes cassantes frisées. Des feuilles racornies atrophiées pourries y sont accrochées. En délimitant systématiquement les zones dans lesquelles l'arbre s'est nourri, elles sont arrivées au centre de l'arbre, au tronc. Elles ont dégagé l'arbre enterré tout entier, branches feuilles tronc racines. Le tronc rongé blanchi est comme transparent. Les branches et les racines se ressemblent. Des branches et des racines principales partent des rameaux qui sont un réseau compliqué et chevelu, à peine encombré par endroits de quelques feuilles, de quelques fruits.
    –Monique Wittig, Les Guérillères, 1969–

     

    oui bien sûr lisser! personne ne dort sur des éboulis! tout ne peut pas être lisse déjà.
    –Vincent Barras, Mondes magiques - Portrait d'Alexia Turlin, 2023–

     

    faut-il que tu cherches à tout prix, v., à séparer, au sein de la multitude des apparences qu'une chose déploie dans le temps et l'espace, ce qui est dû à la réalité de la chose de ce qui est dû aux esprits? car les choses ne projettent pas seulement leurs apparences à travers différentes perpectives, à travers les trous de notre visage, sur les surfaces de notre sensibilité; elles tracent aussi des ombres et forment des écrans et des voiles; leurs surfaces se dédoublent en façades, engendrent des reflets d'elles-mêmes, laissent des traces. elles n'apparaissent qu'en silhouettes. une chose n'est que parce qu'elle engendre des images d'elle-même, des reflets, des ombres.
    –Vincent Barras, Mondes magiques - Portrait d'Alexia Turlin, 2023–

     

    Il y a dans cette forêt autant d’oiseaux prêts à chanter que de branches disposées à tomber.
    –Carla Demierre, L’école de la forêt, 2023–

     

    Tu as fait tatouer sur ton corps des fleurs, des feuillages, pour apparaître et disparaître à ton gré, dans le même mouvement, être vu et te fondre derrière. Pour que les ombres trouvent où se loger; pour qu'il y ait toujours, à même la peau, une issue, un sentier.
    –Julien Burri, Parades, 2022–

     

    J’ai tiré sur un fil et les images se sont lentement dépliées, motif par motif. J’avais dû les conserver dans cette partie de ma tête qu’on appelle le cœur.
    –Mathias Howald, Cousu pour toi, 2023–

     

    Dans le brassage des concepts il était de plus en plus difficile de trouver une phrase pour soi, la phrase qui, quand on se la dit en silence, aide à vivre.
    –Annie Ernaux, Les années, 2008–

     

    229. Je rédige ceci à l’encre bleue, de manière à me souvenir que tous les mots, et non pas juste certains, sont écrits sur l’eau.
    –Maggie Nelson, Bleuets, 2009–

     

    193. Néanmoins, je veux bien admettre, après avoir réfléchi plus avant à la question, que l’écriture a un impact certain sur la personne – qu’elle rappelle parfois ces albums photos de l’enfance où chaque image remplace le souvenir qu’elle prétend préserver. Peut-être est-ce pour ça que j’évite d’écrire sur trop de bleus spécifiques – je ne veux pas remplacer le souvenir que j’en ai, ni les embaumer ni les exalter. À vrai dire, je préférerais que mon écriture s’en sépare davantage encore afin de devenir un meilleur réceptacle pour les bleus à venir.
    –Maggie Nelson, Bleuets, 2009–

     

    C’est un temps d’une nature inconnue qui s’empare de sa conscience et aussi de son corps, un temps dans lequel le présent et le passé se superposent sans se confondre, où il lui semble réintégrer fugitivement toutes les formes de l’être qu’elle a été.
    –Annie Ernaux, Les années, 2008–

     

    182. Dans Phèdre, il est de notoriété que le pharmakon désigne également l’écrit. La question sur laquelle s’ouvre le dialogue entre Socrate et Phèdre est de savoir si l’écrit tue la mémoire ou s’il l’aide – s’il inhibe le pouvoir de l’esprit ou s’il le soigne de sa tendance à l’oubli. D’une certaine façon et vu la polysémie de pharmakon, la réponse est une question de traduction.
    –Maggie Nelson, Bleuets, 2009–

     

    Entre ce qui n’est pas encore et ce qui est, la conscience reste vide un court instant.
    –Annie Ernaux, Les années, 2008–

     

    [...] elle se demande « est-ce que je voudrais y être encore? ». Elle a envie de dire non, mais elle sait que la question n'a pas de sens, qu'aucune question n'a de sens s'appliquant aux choses du passé.
    –Annie Ernaux, Les années, 2008–

     

    Dans ces moments, elle pense que sa vie pourrait être figurée sous la forme de deux axes croisés, l'un horizontal, portant tout ce qui lui est arrivé, qu'elle a vu, entendu, à tout instant, et l'autre, vertical, avec juste quelques images, plongeant vers la nuit.
    –Annie Ernaux, Les années, 2008–

     

    87. «[La femme] n’est faite ni pour les grands efforts, ni pour les peines ou les plaisirs excessifs; sa vie peut s’écouler plus silencieuse, plus insignifiante et plus douce que celle de l’homme sans qu’elle soit, par nature, ni meilleure ni pire», a écrit Schopenhauer. Quelles femmes connaissait-il? aimerait-on savoir. Et quand bien même.
    –Maggie Nelson, Bleuets, 2009–

     

    À chaque moment du temps, à côté de ce que les gens considèrent comme naturel de faire et de dire, à côté de ce qu'il est prescrit de penser, autant par les livres, les affiches dans le métro que par les histoires drôles, il y a toutes les choses sur lesquelles la société fait silence et ne sait pas qu'elle le fait, vouant au mal-être solitaire ceux et celles qui ressentent ces choses sans pouvoir les nommer. Silence qui est brisé un jour brusquement, ou petit à petit, et des mots jaillissent sur les choses, enfin reconnues, tandis que se reforment, au-dessous, d'autres silences.
    –Annie Ernaux, Les années, 2008–

     

    72. Il est bien sûr plus facile de trouver de la dignité dans la solitude. L’isolement, c’est la version problématique de la solitude.
    –Maggie Nelson, Bleuets, 2009–

     

    71. Depuis quelque temps, j’essaye de trouver de la dignité dans mon isolement. Et ce que j’ai trouvé, c’est que c’était difficile à faire.
    –Maggie Nelson, Bleuets, 2009–

     

    Elle a commencé un roman où les images du passé, du présent, les rêves nocturnes et l'imaginaire de l'avenir alternent à l'intérieur d'un « je » qui est le double décollé d'elle-même.
    –Annie Ernaux, Les années, 2008–

     

    La distance qui sépare le passé du présent se mesure peut-être à la lumière répandue sur le sol entre les ombres, glissant sur les visages, dessinant les plis d'une robe, à la clarté crépusculaire, qu'elle que soit l'heure de la pose, d'une photo en noir et blanc.
    –Annie Ernaux, Les années, 2008–

     

    Les signes de changements collectifs ne sont pas perceptibles dans la particularité des vies, sauf peut-être dans le dégoût et la fatigue qui font penser secrètement « rien ne changera donc jamais » à des milliers d'individus en même temps.
    –Annie Ernaux, Les années, 2008–

     

    62. Ce qui est du puritanisme, pas de l’éros. Pour ma part, ça ne m’intéresse pas de ne faire apercevoir ou offrir un cul lisse ou un con bien peigné. Ce qui m’intéresse, c’est d’avoir trois orifices comblés par une grosse queue veinée, et ce dans les poses et sous les lumières les plus ingrates. Je ne choisirai pas entre le bleu du monde et les mots qui le disent : autant chauffer tout de suite le tison et préparer vos yeux pour l’autel. Tant pis pour vous.
    –Maggie Nelson, Bleuets, 2009–

     

    59. Il y a ceux qui, toutefois, aiment regarder. Et peut-être que nous n’entendons pas assez parler du regard féminin. Sa brûlure, les yeux cette fois toujours bien logés dans leurs têtes. «J’adore […] contempler de loin la bite prometteuse», écrit Catherine Millet dans ses magnifiques mémoires sexuels, avant d’enchaîner et d’expliquer qu’elle aime aussi regarder le «cratère brunâtre du trou du cul et la vallée cramoisie de la vulve», l’un et l’autre béants – leurs couleurs mises à nu –, prêts pour le sexe.
    –Maggie Nelson, Bleuets, 2009–

     

    20. La baise laisse les choses comme elles sont. La baise peut bien ne jamais interférer avec l'utilisation réelle du langage. Car elle ne peut pas non plus lui accorder de fondement. Elle laisse les choses comme elles sont.
    –Maggie Nelson, Bleuets, 2009–

     

    [...] j'ai envie de me droguer hargneusement pour satisfaire la tristesse pauvre qui louvoie au sol tandis que je nomme ma joie. Je marche. La tristesse louvoie sous mes pas. Pourtant je ne suis pas triste j'ai mieux à faire, je marche au-dedans du dedans, dans l'espace restreint de mes côtes où peut bien divaguer ma moelle. [...] Marcher dans le soir qui se fait par tranche, qui devient de plus en plus noir, et puis croiser des enfants qui devraient dormir et des pauvresses nyctalopes. Je jouis de me dire ce mot. Ce mot que l'on trouve dans le français. La mine personnelle des langues est pleine de bombes. [...] Savent-ils même ce qu'ils font ici? Et ce qui les défait? Savent-ils être sans masque quand le jour les prend? [...] Ce soir je ne les rejoins pas, je ne rejoins que ma sous-couche, ma subalterne couche couchée en moi, coulée au plus profond, je la rejoins en masse, j'abonde à sa mesure petite. Tant qu'à s'adonner à des joies sans but, des joies au-delà des morales, il faut avoir de la puissance aux reins pour aller droit dans les bassesses.
    –Douna Loup, L'oragé, 2015–

     

    Il y a des étapes de vie qui nous trans-
    -forment
    -percent
    -cendent
    –Douna Loup, L'oragé, 2015–

     

    La voix dynamite le temps. On ne perd pas un être qui disparaît, mais on perd un morceau de soi-même au passage.
    –Douna Loup, L'oragé, 2015–

     

    [...] je lui dis: si la Mort vient, laisse-toi faire. De toute façon, c'est elle la plus forte et, si tu résistes, elle te prendra quand même et tu seras moche. Il entend, comprend et dit: je ne serai pas moche. Plus tard, je lui parle du mensonge: ce n'est pas que mentir soit bien ou mal. C'est juste qu'il te faudra te souvenir toute ta vie de toutes les conneries que tu as dites. Et, un jour, tu baisseras la garde et, là, quelqu'un te démasquera et tu auras l'air con. Il entend, comprend et dit: je n'aurai pas l'air con.
    –Greta Gratos, Lina, 2017–

     

    Les premières branches se déploient quelques centimètres au-dessus de ma tête, formant un toit qui garde mon crâne, et ma chevelure-bibliothèque, au sec. Les aiguilles, qui pendent par bouquet de cinq, sont douces au toucher et aussi longues qu’une main, de la racine du poignet au bout du majeur. Les cônes font la taille d’un paquet de biscuits et forment des grappes couvertes de résine. L’écorce de l’arbre est brune avec des reflets orange comme la peau de certaines limaces. Sa puissante odeur de térébenthine me pique le nez. J’en ai les larmes aux yeux et m’appuie au tronc pour reprendre mes esprits.
    –Carla Demierre, Mrioir, Mioirr, 2022–

     

    C’était une vraie fille de putain faite aux arrivées et aux départs incessants de ses compagnons, à la dureté du gain, à l’habitude d’une indépendance forcenée. Ce qui ne l’empêchait pas d’avoir ses préférences, ses amitiés et sans doute aussi ses amours, mais d’en accepter l’aléatoire avec grâce.
    –Marguerite Duras, Un barrage contre le Pacifique, 1950–

     

    Les quartiers blancs de toutes les villes coloniales du monde étaient toujours, dans ces années-là, d’une impeccable propreté. Il n’y avait pas que les villes. Les blancs aussi étaient très propres. Dès qu’ils arrivaient, ils apprenaient à se baigner tous les jours, comme on fait des petits enfants, et à s’habiller de l’uniforme colonial, du costume blanc, couleur d’immunité et d’innocence. Dès lors le premier pas était fait. La distance augmentait d’autant, la différence première était multipliée, blanc sur blanc, entre eux et les autres, qui se nettoyaient avec la pluie du ciel et les eaux limoneuses des fleuves et des rivières. Le blanc est en effet extrêmement salissant.
    –Marguerite Duras, Un barrage contre le Pacifique, 1950–

     

    Et déjà le parfum du monde sortait de la terre, de toutes les fleurs, de toutes les espèces, des tigres assassins et de leurs proies innocentes aux chairs mûries par le soleil, unis dans une indifférenciation de commencement de monde.
    –Marguerite Duras, Un barrage contre le Pacifique, 1950–

     

    Dans la mare, la montagne se dessinait, ondulante, sur un ciel gris-blanc. Il allait encore pleuvoir dans la nuit. Du côté de la mer montaient de gros nuages violets. Demain il ferait frais après l’orage de nuit. On arriverait à la ville tard dans la soirée à condition de ne pas trop crever en route.
    –Marguerite Duras, Un barrage contre le Pacifique, 1950–

     

    Qu’étions-nous avant d’être nous? On devait être debout sur le bas-côté d’une route pendant que la ville brûlait. On devait être en train de disparaître, comme c’est le cas aujourd’hui.
    –Ocean Vuong, Un bref instant de splendeur, 2019–

     

    C’est à prendre ou à laisser. le corps, je veux dire.
    –Ocean Vuong, Un bref instant de splendeur, 2019–

     

    Dans une vie à usage unique, il n’y a pas de deuxième chance. C’est un mensonge, mais on le vit. On vit quand même.
    –Ocean Vuong, Un bref instant de splendeur, 2019–

     

    Et si le corps, au meilleur de lui-même, n’était qu’une envie de corps? Le sang qui se précipite vers le cœur juste pour être expulsé encore, qui comble les chemins, les canaux autrefois vides, les kilomètres nécessaires pour nous rapprocher l’un de l’autre.
    –Ocean Vuong, Un bref instant de splendeur, 2019–

     

    Je ne sais pas ce que je dis. Je suppose que ce que je veux dire, c’est que parfois je ne sais pas ce que ou qui nous sommes. Certains jours je me sens comme un être humain, d’autres davantage comme un son. Je touche le monde mais ce n’est pas moi, c’est un écho de celui que j’étais. Est-ce que tu m’entends maintenant? Est-ce que tu me lis?
    –Ocean Vuong, Un bref instant de splendeur, 2019–

     

    Mais que se passe-t-il quand la langue maternelle est atrophiée? Que se passe-t-il quand cette langue est non seulement le symbole d’un vide, mais un vide elle-même, quand cette langue a été coupée? Est-il possible de prendre plaisir à la perte, sans se perdre soi-même?
    –Ocean Vuong, Un bref instant de splendeur, 2019–

     

    Si nous avons de la chance, le dernier mot de la sentence peut devenir notre commencement. Si nous avons de la chance, quelque chose se transmet, un autre alphabet inscrit dans le sang, les tendons et les neurones: des ancêtres chargeant les membres de leur espèce de cet élan silencieux qui les propulse vers le sud, vers l’endroit du récit auquel personne n’était censé survivre.
    –Ocean Vuong, Un bref instant de splendeur, 2019–

     

    J’écris parce qu’ils m’ont dit de ne jamais commencer une phrase par parce que. Mais je n’essayais pas de faire une phrase - j’essayais de me libérer. Parce que la liberté, paraît-il, n’est rien d’autre que la distance entre le chasseur et sa proie.
    –Ocean Vuong, Un bref instant de splendeur, 2019–

     

    L’acte est beau s’il provoque, et dans notre gorge fait découvrir, le chant.
    –Jean Genet, Journal du voleur, 1949–

     

    Je nomme violence une audace au repos amoureuse des périls. On la distingue dans un regard, une démarche, un sourire, et c’est en vous qu’elle produit les remous. Elle vous démonte. Cette violence est un calme qui vous agite. On dit quelquefois: «Un gars qui a de la gueule.» Les traits délicats de Pilorge étaient d’une violence extrême.
    –Jean Genet, Journal du voleur, 1949–

     

    La joie n’est pas une protection, et certainement pas une responsabilité. La liberté d’être heureux restreint la liberté humaine si on n’est pas libre de ne pas être heureux. [Sara Ahmed] Mais on peut faire de chaque liberté une habitude, et il n’y a que toi qui saches quelle option tu as choisie.
    –Maggie Nelson, Les Argonautes, 2015–

     

    En d’autres termes, elle voulait le faire des deux bords. Il y a beaucoup à apprendre à vouloir faire quelque chose des deux bords.
    –Maggie Nelson, Les Argonautes, 2015–

     

    Comment expliquer que, pour certains, «transitionner» peut vouloir dire abandonner complètement un genre, alors que pour d’autres – comme Harry, qui est satisfait de s’identifier comme une butch sous T – ça ne colle pas? […] Comment expliquer, dans une culture désespérément vouée à la résolution, que parfois l’énigme reste en suspens?
    –Maggie Nelson, Les Argonautes, 2015–

     

    Nous devrions dire une impression de et, une impression de si, une impression de mais, une impression de par, aussi volontiers que nous disons une impression de blues ou une impression de froid. [William James] Nous devrions, mais nous ne le faisons pas, ou du moins, nous ne le faisons pas aussi volontiers. Mais plus vous essaierez, plus vite l’impression vous paraîtra familière et, avec un peu de chance, vous n’aurez plus à rester dans le vague trop longtemps à chaque fois.
    –Maggie Nelson, Les Argonautes, 2015–

     

    Tandis que vous y réfléchissez, toutefois, retenez qu’une difficulté à changer de vitesse, ou un combat pour trouver du temps, n’est pas la même chose qu’une alternative ontologique.
    –Maggie Nelson, Les Argonautes, 2015–

     

    Mais peu importe ce que je suis, ou ce que je suis devenue depuis, je sais maintenant que l’insaisissabilité n’est pas tout. Je sais maintenant que l’art savant de la dérobade a ses propres limites, ses façons d’inhiber certaines formes de plaisir ou de bonheur. Le plaisir de maintenir. Le plaisir de l’insistance, de la persistance. Le plaisir de l’obligation, le plaisir de la dépendance. Le plaisir de la dévotion ordinaire. Le plaisir de reconnaître que l’on doit peut-être retraverser les mêmes révélations, prendre les mêmes notes dans la marge, retourner aux mêmes thèmes dans son travail, réapprendre les mêmes vérités émotionnelles, écrire le même livre encore et encore, pas parce qu’on est stupide ou obstinée ou incapable de changement, mais parce que de tels retours composent une vie.
    –Maggie Nelson, Les Argonautes, 2015–

     

    Si tout va bien, le bébé s’en sortira vivant, et toi aussi. Malgré tout, tu auras frôlé la mort en chemin. Tu auras réalisé que, toi aussi, la mort te prendra comme ça, sans faute et sans merci. Elle te prendra même si tu ne crois pas qu’elle te prendra, et elle te prendra comme elle veut. Il n’y a jamais eu de vivant pour qui ça ne s’est pas passé comme ça.
    –Maggie Nelson, Les Argonautes, 2015–

     

    La liberté n’a pas de prix. Nous le savons, c’est notre force et notre espoir.
    À pas de louves, à pas de tigresses et d’oiseaux, nous marcherons sur la lune s’il le faut, nous gagnerons l’espace qui nous revient, à nous qui sommes le baume sur les blessures, et l’eau dans le désert, parfumées, étincelantes, offertes et blessées, douces et violentes, femmes et magiciennes, princesses de nos sens et du désir des hommes.
    –Grisélidis Réal, Le noir est une couleur, 1974–

     

    Il y a de l’électricité dans l’air et l’orage vient comme une résolution. Aux alentours de 23h43. Devant lui, un homme passe. Son indifférence à la catastrophe ambiante est totale. Il le regarde, incrédule, mais ne fait AUCUN COMMENTAIRE.
    –Julie Sas, Notes de la rédaction, 2017–

     

    Moi ce qui m’a toujours paru bizarre, c’est que les larmes ont été prévues au programme. Ça veut dire qu’on a été prévu pour pleurer. Il fallait y penser. Il y a pas un constructeur qui se respecte qui aurait fait ça.
    –Romain Gary (Émile Ajar), La vie devant soi, 1975–

     

    Toi qui ne crois pas aux promesses
    ce n’est pas là où il n’y a pas de vagues
    que tu construis tes châteaux de sable
    –Tawara Machi, L’anniversaire de la salade, 2008–

     

    Il fait un peu sombre. Ce serait facile d’ouvrir les rideaux et de voir pendre les feuilles, immobiles, aux arbres du square.
    –Laurence Boissier, Rentrée des classes, 2017–

     

    Comment taire ce qui se dit entre les lignes
    –Julie Sas, Notes de la rédaction, 2017–

     

    Toutefois, du 17 on passe au 18,
    puis au 19, au 20,
    au 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30,
    au 31.
    Janvier.
    Ainsi passe le temps.
    –Robert Fillliou, L’HISTOIRE chuchotée de l’ART, 1995–

     

    Il vit…
    peu importe ce qu’il vit.
    Je n’essaie pas de conclure.
    Ne pas essayer de conclure seul est important.
    –Robert Fillliou, L’HISTOIRE chuchotée de l’ART, 1995–

     

    d'innombrables
    ruisseaux
    à leur bord
    d'innombrables
    pêcheurs
    pêchent
    et
    de temps en temps
    ils pêchent
    un petit lambeau
    de nuage
    bavard
    –Jean Hans Arp, La Grande Fête sans fin, 1960-1966–

     

    Jouer avec les mots c’est perdre d’avance
    le mot s’avance et se place et se déplace
    à ma place
    –Gil Joseph Wolman, Défense de mourir, 2001–

     

    Car chaque partie de mon corps avait sa propre masse, sa propre vitesse et sa propre idée de la direction à prendre, en sorte que la cohésion du tout paraissait un pari extrêmement difficile à tenir pour le moment. En fait, observai-je avec un complet détachement, l'univers était probablement en train de disparaître, dans une catastrophe sans doute assez voisine de celle qui avait présidé à sa naissance. Puis j'eus l'impression que toute la matière, dans une sorte d'enfantement à rebours, s'efforçait de rentrer en moi, et je me rendormis.
    –Jean Rolin, La frontière belge, 1989–

     

    Je vous épargnerai la description de ses cuisses maigres nouées autour de la selle, de ses mollets griffés par les ronces du chemin, tandis que, debout sur les pédales, le visage écarlate, les yeux révulsés, les tempes tout emperlées de sueur, elle tirait la langue, ahanait et gémissait dans un ultime effort pour atteindre le sommet d'une côte sans mettre pied à terre.
    –Jean Rolin, La frontière belge, 1989–

     

    Le cœur
    Tous les organes internes de l'homme sont chauves et lisses. Le foie, les intestins, les poumons sont chauves. Il n'y a que le cœur qui ait des cheveux – roux, épais, parfois très longs. Ce n'est pas bon. Les cheveux du cœur, comme des plantes aquatiques, gênent la circulation du sang. Des vers s'y logent souvent. Il faut aimer très fort, pour arracher à son prochain les petits parasites mouvants des cheveux du cœur.
    –Zbigniew Herbert, Étude de l'objet, 1961–

     

    Le cube de bois
    Le cube de bois ne peut être décrit que de l'extérieur. Nous sommes ainsi condamnés à une ignorance éternelle quant à son essence. Même si on le coupe vite en deux, son intérieur devient tout de suite son extrémité et le secret devient peau en un éclair. Il est donc impossible de fonder la psychologie d'une boule de pierre, d'une barre de fer, d'un parallélépipède de bois.
    –Zbigniew Herbert, Étude de l'objet, 1961–

     

    Venir au monde, ce n'est pas seulement naître à ses parents, c'est naître à l'humanité. En Occident comme dans toutes les civilisations, l'homme doit naître une seconde fois – naître à ce qui le dépasse, lui et ses parents.
    Séparer l'homme humainement, c'est lui enseigner un au-delà de sa personne, le conduire par la parole jusqu'aux portes de l'Abîme, lui montrer par où passe le désir de l'homme.
    –Pierre Legendre, La fabrique de l'homme occidental, 1996–

     

    Nous allons visiter cet Occident et découvrir comment il fabrique la dimension fantastique, dans cette Architecture invisible qui soutient l'enfantement des générations.
    L'humanité vit et meurt, elle fait le vide pour se reproduire, une multitude remplace une autre multitude. Les sociétés ultramodernes appellent cela «démographie».
    Mais la comptabilité ne nous dit pas pourquoi, lorsque l'homme voit l'effigie du soleil couchant, il est rempli de nostalgie.
    –Pierre Legendre, La fabrique de l'homme occidental, 1996–


    Nous nous sentons libres quand surgit en nous une idée, une émotion, un acte. Nous éprouvons un sentiment de liberté quand nous nous arrêtons et que nous assistons immobiles au spectacle de notre activité se déployant sans heurts selon sa propre nécessité. Nous nous sentons libres, et sommes libres si l'on veut, chaque fois que nous agissons par une nécessité qui est en nous et que notre activité ne rencontre aucun obstacle au sein d'elle-même.
    –Jean François Billeter, Esquisses, 2016–

     

    Réfléchir, c'est laisser la pensée faire son travail, en lui donnant le temps qui lui est nécessaire. La bonne pédagogie est celle qui suscite la pensée et crée le loisir nécessaire à son cheminement.
    –Jean François Billeter, Esquisses, 2016–

     

    C'est ainsi que le langage crée le monde. Chaque langue crée un monde un peu différent ou très différent des autres. Chaque monde a exactement la même cohérence que le langage qui l'exprime.
    –Jean François Billeter, Esquisses, 2016–

     

    «L'esprit foncièrement est sans bouts [qui le fassent apparaître], 神本亡端: il s'héberge dans les actualisations sensibles, 栖形, suscitant des correspondances, 感类, [de sorte que] le principe des choses pénètre les ombres et les traces, 理入影迹».
    –François Jullien, Vivre de paysage ou L'impensé de la Raison, 2014–

     

    […] La Chine ne projetant pas d'«au-delà» métaphysique, parce que ne dédoublant pas le monde de façon telle (platonicienne) que l'intelligible (de l'Être) en vienne in-former le sensible, celui-ci ne pouvant que le refléter, il est logique que ce soit en développant le plus finement, en même temps que le plus exhaustivement, l'éventail des formes-actualisations possibles, celui-ci déployant à lui seul tout le sensible, que le monde, en Chine, soit abordé.
    –François Jullien, Vivre de paysage ou L'impensé de la Raison, 2014–

     

    Je fais constamment des erreurs et, jusqu'à ce jour, la plus étonnante a porté sur le mot «rebelle», que je croyais être un dérivé de «belle»: être belle de nouveau parce que la beauté s'acquiert et se perd.
    –Kim Thuy, Mãn, 2013–

     

    Dans l'ordre naturel, les filles apprenaient donc à mesurer la quantité d'eau pour le riz avec la première phalange de l'index, à tailler les «piments vicieux» (ót hiêm) avec la pointe du couteau pour les transformer en fleurs inoffensives, à éplucher les mangues de la base à la pointe pour ne pas contredire le sens des fibres...
    –Kim Thuy, Mãn, 2013–

     

    «Qu'est-ce que vous lui donnez à manger à cette enfant pour qu'elle ait des lèvres si rouges?»
    –Kim Thuy, Mãn, 2013–

     

    Maman et moi, nous ne nous ressemblons pas. Elle est petite, et moi je suis grande. Elle a le teint foncé, et moi j'ai la peau des poupées françaises. Elle a un trou dans le mollet, et moi j'ai un trou dans le cœur.
    –Kim Thuy, Mãn, 2013–

     

    C'est une question qu'on pose dans une agitation discrète, à minuit, quand on n'a plus rien à demander. Auparavant on la posait, on ne cessait pas de la poser, mais c'était trop indirect ou oblique, trop artificiel, trop abstrait, et on l'exposait, on la dominait en passant plus qu'on n'était happé par elle. On n'était pas assez sobre. On avait trop envie de faire de la philosophie, on ne se demandait pas ce qu'elle était, sauf par exercice de style; on n'avait pas atteint à ce point de non-style où l'on peut dire enfin : mais qu'est-ce que c'était, ce que j'ai fait toute ma vie?
    –Gilles Deleuze - Félix Guattari, Qu'est-ce que la philosophie?, 1991–

     

    C'est l'heure où l'on dit: «c'était ça, mais je ne sais pas si je l'ai bien dit, ni si j'ai été assez convaincant». Et l'on s'aperçoit qu'il importe peu d'avoir bien dit ou d'avoir été convaincant, puisque de toute manière c'est ça maintenant.
    –Gilles Deleuze - Félix Guattari, Qu'est-ce que la philosophie?, 1991–

     

    Ce qu'elle ne peut montrer à l'enfant, encore épars, elle le montre à la forêt, qui lui a appris l'intensité du silence précédant l'arrivée des premiers chants du merle, la ténacité du givre, dans ses marches sur les feuilles, les mousses, les traces d'autres bêtes. Le brouillard nettoie son corps entier, passe sous les muscles, dans les nerfs, libère les bronches, les reins, lave le sang. Le corps suit sa loi, dans sa programmation millimétrique, sûrement, tranquillement, sans poser de questions, sans aucun doute.
    –Mathilde Vischer, Lisières, 2014–

     

    Mon corps a commencé à se fatiguer lorsque j'ai voulu me rencontrer réellement. Les points d'appui sur lesquels je pensais pouvoir compter soudain m'ont fait défaut. Alors je me suis ébranlée de fond en comble à cause de cette carence inexplicable et j'ai essayé de me dépayser radicalement en me proposant d'être un zèbre.
    Août 1975 Gina Pane
    –Gina Pane, Lettre à un(e) inconnu(e), textes réunis par B. Chavanne et A. Marchand, 2003–

     

    «Monsieur sait sûrement mieux que moi», me dit-il, «que coucher avec une fille, ce n'est que lui faire faire ce qui lui plaît: de là à lui faire faire ce que nous voulons, il y a souvent bien loin.»
    –Pierre Choderlos de Laclos, Les liaisons dangereuses, 1782–

     

    Je l'aurais bien voulu, car j'ai remarqué que quand on regardait les autres femmes, elles ne rougissaient pas; ou bien c'est le rouge qu'elle mettent, qui empêche de voir celui que l'embarras leur cause; car il doit être bien difficile de ne pas rougir quand un homme vous regarde fixement.
    –Pierre Choderlos de Laclos, Les liaisons dangereuses, 1782–

     

    Je me garde fou.
    –Gil Joseph Wolman, Défense de mourir, 2001–

     

    Parce qu'ils attendent paradoxalement moins de réponses que les caresses, les mots orduriers sont toujours plus stéréotypés et tiennent peut-être leur pouvoir d'appartenir précisément au plus immuable des patrimoines. Ainsi nous confondent-ils encore un peu plus dans l'espèce, jusque dans ce qui a pourtant fonction de nous y distinguer, à savoir la parole, et accélèrent-ils l'anéantissement que nous recherchons dans de tels instants.
    –Catherine Millet, La vie sexuelle de Catherine M., 2001–

     

    Seuls peuvent se donner entièrement sans danger les êtres qui ne peuvent pas se donner entièrement, parce que la richesse de leur âme est fondée sur une évolution permanente qui fait que chaque don engendre immédiatement de nouveaux trésors.
    –Serge Chaumier, La déliaison amoureuse, 1999–

     

    Tenons aussi compte du fait que le sens d'un mot fondateur est une synthèse. Il rassemble une expérience personnelle et collective – qu'il a aussi contribué à former.
    –Jean François Billeter, Notes sur Tchouang-Tseu et la philosophie, 2010–

     

    L'amour sublime, c'est l'amour castré de toutes ces excroissances et qui, tel l'arbre taillé, se concentre sur un seul but.
    –Serge Chaumier, La déliaison amoureuse, 1999–

     

    Notre vocation ultime est de développer notre puissance d'agir et de devenir mortels.
    –Jean François Billeter, Un paradigme, 2012–

     

    C'est le propre de l'homme de pouvoir être cause efficiente, à des degrés divers, et de produire du nouveau, qui l'étonne lui-même. Cela lui arrive parce qu'il a en lui une dimension d'inconnu et qu'il s'y forme des phénomènes d'intégration dont il ne connaît que très partiellement (ou pas du tout) les sources. Et c'est pour cette raison qu'il a été et restera toujours pour lui-même une énigme.
    –Jean François Billeter, Un paradigme, 2012–

     

    Nous, nous battions des paupières. Un clin d'œil, ça s'appelait. Un petit éclair noir, un rideau qui tombe et qui se relève : la coupure est faite. L'œil s'humecte, le monde s'anéantit. Vous ne pouvez pas savoir combien c'était rafraîchissant. Quatre mille repos dans une heure. Quatre mille petites évasions.
    –Jean-Paul Sartre, Huis clos, 1947–

     

    Quand un homme a été mordu une fois par un serpent, il a peur toute sa vie de l'ombre d'une corde.
    –Qiu Xiaolong, Mort d'une héroïne rouge, 2000–

     

    En termes d'existentialisme, ne pas faire de choix est en soi faire un choix.
    –Qiu Xiaolong, Mort d'une héroïne rouge, 2000–

     

    Le saule apparaît dans la brume,
    Je vois mes cheveux en désordre, l'épingle en forme de cigale
    est tombée sur le lit.
    Que m'importent les jours qui m'attendent,
    Si ce soir ton plaisir avec moi est complet?

    –Qiu Xiaolong, Mort d'une héroïne rouge, 2000–

     

    Un superbe distique. Cette impression de déjà vu a été interprétée comme l'effet de souvenirs de rêves, ou comme un raté dans les neurones du cerveau.
    –Qiu Xiaolong, Mort d'une héroïne rouge, 2000–

     

    Lancelot penchait la tête, tentant d'être le plus immobile possible, essayant de réduire sa respiration à l'extrême, se tenant en équilibre à la poignée de la fenêtre pour ne pas perdre pied et regardant son camphrier et les chats qui se prenaient pour des opossums.
    –Véronique Ovaldé, Et mon cœur transparent, 2008–

     

    Pour les femmes, la marche requiert impérativement un certain savoir-faire. Hélas, c'est une chose qu'il faut éprouver soi-même et qu'on ne peut pas transmettre par la parole. Yi Xin se flattait d'avoir une perception très vive de ces choses-là.
    –Chi Li, Pour qui te prends-tu?, 1995–

     

    La beauté sera CONVULSIVE ou ne sera pas.
    –André Breton, Nadja, 1964–

     

    La beauté, ni dynamique ni statique. Le cœur humain, beau comme un sismographe.
    –André Breton, Nadja, 1964–

     

    Mais ainsi en va, n'est-ce pas, du monde extérieur, cette histoire à dormir debout. Ainsi fait le temps, un temps à ne pas mettre un chien dehors.
    –André Breton, Nadja, 1964–

     

    Elle était forte, enfin, et très faible, comme on peut l'être, de cette idée qui toujours avait été la sienne, mais dans laquelle je ne l'avais que trop entretenue, à laquelle je ne l'avais que trop aidée à donner le pas sur les autres: à savoir que la liberté, acquise ici-bas au prix de mille et des plus difficiles renoncements, demande à ce qu'on jouisse d'elle sans restrictions dans le temps où elle est donnée, sans considération pragmatique d'aucune sorte et cela parce que l'émancipation humaine, conçue en définitive sous sa forme révolutionnaire la plus simple, qui n'en est pas moins l'émancipation humaine à tous égards, entendons-nous bien, selon les moyens dont chacun dispose, demeure la seule cause qu'il soit digne de servir.
    –André Breton, Nadja, 1964–

     

    «Ce sont tes pensées et les miennes. Vois d'où elles partent toutes, jusqu'où elles s'élèvent et comme c'est encore plus joli quand elles retombent. [...]»
    –André Breton, Nadja, 1964–

     

    Pour moi, je continuerai à habiter ma maison de verre, où l'on peut voir à toute heure qui vient me rendre visite, où tout ce qui est suspendu aux plafonds et aux murs tient comme par enchantement, où je repose la nuit sur un lit de verre aux draps de verre, où qui je suis m'apparaîtra tôt ou tard gravé au diamant.
    –André Breton, Nadja, 1964–

     

    L'important est que les aptitudes particulières que je me découvre lentement ici-bas ne me distraient en rien de la recherche d'une aptitude générale, qui me serait propre et ne m'est pas donnée. Par-delà toutes sortes de goûts que je me connais, d'affinités que je me sens, d'attirances que je subis, d'événements qui m'arrivent et n'arrivent qu'à moi, par-delà quantité de mouvements que je me vois faire, d'émotions que je suis seul à éprouver, je m'efforce, par rapport aux autres hommes, de savoir en quoi consiste, sinon à quoi tient, ma différentiation. N'est-ce pas dans la mesure exacte où je prendrai conscience de cette différentiation que je me révélerai ce qu'entre tous les autres je suis venu faire en ce monde et de quel message unique je suis porteur pour ne pouvoir répondre de son sort que sur ma tête?
    –André Breton, Nadja, 1964–

     

    Je voudrais m'échapper, mais je n'ai pas le courage de traverser l'espace imprégné d'elle, qui sépare mon lit de la porte.
    –Nathalie Sarraute, Enfance, 1983–

     

    Nous aimons, Gacha et moi, rester à contempler dans la vitrine d'un magasin de chaussures, elle, des souliers noirs vernis à hauts talons, ils sont très beaux, elle a raison, et moi des souliers noirs vernis d'enfant qui ont des talons un peu plus hauts que ceux des miens, presque comme ceux des grandes personnes...
    –Nathalie Sarraute, Enfance, 1983–

     

    - Combien de temps il t'a fallu pour en arriver à te dire qu'elle n'essayait jamais, sinon très distraitement et maladroitement, de se mettre à ta place...
    –Nathalie Sarraute, Enfance, 1983–

     

    LA GLACE SANS TAIN
    Prisonniers des gouttes d'eau, nous ne sommes que des animaux perpétuels. Nous courons dans les villes sans bruits et les affiches enchantées ne nous touchent plus. À quoi bon ces grands enthousiasmes fragiles, ces sauts de joie desséchés? Nous ne savons plus rien que les astres morts; nous regardons les visages; et nous soupirons de plaisir. Notre bouche est plus sèche que les plages perdues; nos yeux tournent sans but, sans espoir. Il n'y a plus que ces cafés où nous nous réunissons pour boire ces boissons fraîches, ces alcools délayés et les tables sont plus poisseuses que ces trottoirs où sont tombées nos ombres mortes de la veille.
    –André Breton et Philippe Soupault, Les champs magnétiques, 1919–

     

    Ces images du premier matin étaient ce qu'il pouvait arriver de pire à un homme mûr; et bien que Don Fabrizio sût qu'elles étaient destinées à s'évanouir avec l'activité du jour il en souffrait de façon aiguë parce qu'il avait désormais assez d'expérience pour savoir qu'elles laissaient au fond de l'âme un sédiment de deuil qui, s'accumulant jour après jour, finirait par être la véritable cause de sa mort.
    –Giuseppe Tomasi Di Lampedusa, Le Guépard, 1958–

     

    Il me dit qu'elles n'avaient plus les petites nattes serrées que Rose leur tressait en forme d'anses avec un ruban. Il me dit qu'on les leur avait coupées, qu'elles avaient maintenant les cheveux courts, à la Jeanne d'Arc, sans doute parce que c'était plus propre.
    –Claude Simon, Le Vent. Tentative de restitution d'un retable baroque, 1957–

     

    Je suis en route
    J'ai toujours été en route
    Je suis en route avec la petite Jehanne de France
    Le train fait un saut périlleux et retombe sur toutes ses roues
    Le train retombe sur ses roues
    Le train retombe toujours sur toutes ses roues
    –Blaise Cendrars, Prose du Transsibérien et de la petite Jeanne de France, 1913–

     

    Et il me raconta qu'il pouvait sentir, respirer toute cette chair de femme, et percevoir la secrète pulsation du sang sous la peau transparente aux fines veines bleues, et encore l'éclatante lumière de midi pénétrant par la fenêtre ouverte, avec le vent qui faisait battre le rideau de fausse dentelle, comme si lumière et vent n'étaient qu'une seule et même chose, ou plutôt une absence de quelque chose: le vide, le néant, une sorte d'éblouissante vacuité au sein de laquelle il avait l'impression de se tenir, dépouillé, décharné, et même plus que décharné: désincarné, réduit à sa plus simple expression, c'est-à-dire même pas son squelette, même pas quelques os: un clou rongé, une brindille, rien, […]
    –Claude Simon, Le Vent. Tentative de restitution d'un retable baroque, 1957–

     

    Je suis couché dans un plaid
    Bariolé
    Comme ma vie
    Et ma vie ne me tient pas plus chaud que ce châle
    Écossais
    Et l'Europe tout entière aperçue au coupe-vent d'un express à toute vapeur
    N'est pas plus riche que ma vie
    Ma pauvre vie
    –Blaise Cendrars, Prose du Transsibérien et de la petite Jeanne de France, 1913–

     

    Peut-être fut-ce à cause de la fille. Peut-être pas. Peut-être ne la vit-il même pas, elle, ses seins, son visage peinturluré, ses yeux faits, ou plutôt ne vit-il pas ce qu'elle était, se contenta-t-il de penser que c'était une de ces filles de la campagne qui ne savent pas mettre leur rouge, ou que la coutume, ici, voulait que ce fussent les mères qui servent à table jusqu'à ce que les filles soient assez grandes pour s'habiller de noir à leur tour et prendre place à côté du feu de braises.
    –Claude Simon, Le Vent. Tentative de restitution d'un retable baroque, 1957–

     

    J'ay pensé depuis, suyvant l'opinion de ceux qui disent que le lezard se delecte à la face de l'homme, que cestuy-là avoit prins aussi grand plaisir de nous regarder que nous avions eu peur à le contempler.
    –Jean de Léry, Histoire d'un voyage faict en la terre du Brésil, 1580–

     

    Je vous convie donc à voir seulement. Je vous prie de tout oublier à l'entour; de ne rien espérer d'autre; de ne regretter rien de plus.
    –Victor Segalen, Peintures, 1916–

     

    Ma mère a vraisemblablement trouvé mon corps dans son corps en pissant sur un bâton.
    –Carla Demierre, Ma mère est humoriste, 2011–

     

    Le souvenir chorégraphie son événement, il le gesticule si précisément qu'on en oublie qu'il est vide. Ceci étant dit, c'est oublié. Et une chose, que la première devrait dire pour qu'elle existe et que la deuxième se retient de penser en attendant que la première le dise pour pouvoir le faire, n'existe plus.
    –Carla Demierre, Ma mère est humoriste, 2011–

     

    Qu'est-ce que les gens qui vivent la nuit détestent le plus? Ce qu'ils détestent le plus, c'est qu'on vienne frapper à leur porte en plein jour.
    –Chi Li, Le Show de la vie, 2000–

     

    […] parce qu'elle dissocie le signe et la chose pensée, l'écriture alphabétique suggère qu'il existe au-delà des signes visibles un domaine des idées, un monde d'identités abstraites que nos sens ne peuvent atteindre mais que notre esprit peut concevoir. Elle invite à se représenter comme une ascension vers la vérité le passage des sons aux mots, des mots aux pensées, des pensées aux idées en soi. Associant au contraire étroitement le signe et la chose pensée, l'écriture chinoise fait plutôt concevoir le signe comme une pensée et la pensée comme un signe, ou le signe comme une chose perçue et la chose perçue comme un signe. Elle incite moins à chercher derrière les signes visibles des réalités abstraites qu'à étudier les relations, les configurations, les récurrences de phénomènes qui sont des signes et de signes qui sont des phénomènes, à s'interroger sur la dynamique de leurs apparitions et de leurs disparitions.
    –Jean-François Billeter, L'art chinois de l'écriture, 1989–

     

    Je suis là: là, là, ou là, enfin quelque part, je m'y tiens, il faut bien que j'occupe l'espace, je l'occupe de toute façon [...]
    –Joy Sorman, Gros œuvre, 2009–

     

    Alors, il n'est peut-être pas nécessaire que ma mère soit ma reine, c'est déjà beaucoup qu'elle soit uniquement ma mère, même si mes rares baisers sur ses joues sont moins majestueux.
    –Kim Thuy, Ru, 2010–

     

    Un dicton vietnamien dit: Seuls ceux qui ont des cheveux longs ont peur, car personne ne peut tirer les cheveux de celui qui n'en a pas. Alors, j'essaie le plus possible de n'acquérir que des choses qui ne dépassent pas les limites de mon corps.
    –Kim Thuy, Ru, 2010–

     

    Il ne faut pas bouder le monde, se dit-il enfin. Il est si méchant, qu'il ne daignerait pas s'apercevoir qu'un jeune homme, enfermé à double tour dans un second étage de la rue Saint-Dominique, le hait avec passion.
    –Stendhal, Armance, 1827–

     

    Pas de quoi fouetter un chat: c'est ce qu'il faut se répéter, quoi qu'il arrive.
    –Nathalie Sarraute, Martereau, 1953–

     

    [...] je m'arrange toujours, quand je peux, pour poser ma main négligemment sur mes lèvres qui n'en finissent plus de s'agiter pour trouver une bonne position.
    –Nathalie Sarraute, Martereau, 1953–

     

    «Vous»... «Vous»... «Vous»... et nous nous ratatinons, nous nous blotissons l'un contre l'autre, nous nous tenons serrés, pressés les uns contre les autres comme des moineaux effrayés.
    –Nathalie Sarraute, Martereau, 1953–

     

    «Je ne sais pas» est une phrase extrêmement utile.
    –Lu Xun, Errances, 1924–

     

    NEIGE, doucement :
    Il faut vous en aller, madame. Vous perdez tout votre sang, et l'escalier de la mort est interminable. Et clair comme le jour. Pâle. Blanc. Infernal.
    –Jean Genet, Les Nègres, 1958–

     

    LA REINE, se penchant pour interpeler Neige :
    Est-il vrai, mademoiselle, qu'il ne nous reste que notre tristesse et qu'elle nous soit une parure?
    –Jean Genet, Les Nègres, 1958–

     

    Quand en été les lotus commencent à fleurir, les corolles se ferment le soir pour se rouvrir à l'aurore. Yun avait coutume d'enfermer une pincée de thé dans un sachet de gaze qu'elle plaçait à la tombée de la nuit au cœur de la fleur. Elle le reprenait le lendemain matin, et le thé ainsi préparé, à l'aide d'eau de pluie réservée à cet usage, avait un parfum d'une exquise délicatesse.
    –Shen Fu, Récits d'une vie fugitive (Mémoires d'un lettré pauvre), 1877–

     

    Je me souviens que dans mon enfance je pouvais regarder le soleil sans cligner des yeux.
    –Shen Fu, Récits d'une vie fugitive (Mémoires d'un lettré pauvre), 1877–

     

    «Je croyais, dis-je, qu'on ornait autrefois les cheveux des femmes de boutons de jasmin parce qu'ils étaient ronds et lumineux comme des perles. Je ne savais pas que c'était parce que leur senteur est tellement plus plaisante quand elle se mêle à celle de la chevelure huilée et du visage poudré. Alors l'arôme même des mains-de-Bouddha que l'on offre dans le culte ne leur est pas comparable.»
    –Shen Fu, Récits d'une vie fugitive (Mémoires d'un lettré pauvre), 1877–

     

    Qu'importe qui vous mange? homme ou loup; toute panse
    Me paraît une à cet égard;
    Un jour plus tôt, un jour plus tard,
    Ce n'est pas grande différence.
    –La Fontaine, Fables, 1678–

     

    Tout l'automne à la fin n'est plus qu'une tisane froide.
    –Francis Ponge, Le parti pris des choses, 1942–

     

    PREMIER GARDIEN. - Je n'ai pas entendu par les oreilles, mais j'ai eu l'idée d'entendre quelque chose.
    –Bernard-Marie Koltès, Roberto Zucco, 1988–

     

    «Mais ce coin est notre palais, elle est la reine et moi le roi, et je sors seulement quand elle me donne le signal.»
    –Ian McEwan, Délire d'amour, 1997–

     

    Cette vie est un hôpital où chaque malade est possédé du désir de changer de lit.
    –Baudelaire, Petits poèmes en prose, 1867–

     

    Quant à celui qui se conforme aux règles du Ciel et de la Terre, et maîtrise les changements des six souffles, il peut voyager dans des territoires illimités. Y a-t-il quelque chose dont il dépende encore? Voilà pourquoi l’on dit que l’homme parfaitement accompli n’a pas de moi, que le Saint n’a pas de mérite, que le Sage n’a pas de nom.
    –Zhuangzi, IIIe siècle–

     

    Si vous ne pensez pas quand vous n'avez plus de tête, d'où vient que votre cœur est sensible quand il est arraché? Vous sentez, dites-vous, parce que tous les nerfs ont leur origine dans le cerveau; et cependant si on vous a trépané, et si on vous brûle le cerveau, vous ne sentez rien. Les gens qui savent les raisons de tout cela sont bien habiles.
    –Voltaire, Dictionnaire philosophique, 1764–

     

    Le monde est inepte à se guérir: Il est si impatient de ce qui le presse, qu'il ne vise qu'à s'en défaire, sans regarder à quel prix.
    –Montaigne, Essais, 1588–

     

    Je commence à dire à mes proches que j'écris un nouveau livre, pour la première fois une version de vie: un livre sur «le bébé». «Et comment ça se termine?» demande, provocateur, un habitué de mes fantômes. Je ris jaune, et je touche discrètement le bois de ma chaise.
    –Marie Darrieussecq, Le bébé, 2007–

     

    Et quelques fois, l'envers du jardin, quelque chose de noir sous les arbres, dans le verso de l'air. La sensation d'être en vie en est spectralement aiguisée. J'essaie de me convaincre que la terreur n'est pas l'essentiel de cet étrange amour.
    –Marie Darrieussecq, Le bébé, 2007–

     

    De toutes les solutions possibles pour que la vie advienne, c'est la plus insensée qui a été retenue.
    –Marie Darrieussecq, Le bébé, 2007–

     

    Avant, ce n'est pas que je n'aimais pas les bébés; c'est qu'ils n'existaient pas.
    –Marie Darrieussecq, Le bébé, 2007–

     

    Plus précisément encore, il n'y a pas que les psychotiques pour aimer ainsi, il y a aussi les bébés. Ceux qui ne savent pas encore distinguer entre soi et l'autre, entre leur propre corps et celui contre lequel ils se blotissent.
    –Nancy Huston, Journal de la création, 1990–

     

    [...] alors, elle n'est plus dans le temps normal, ni dans le temps thérapeutique, ni dans le temps créateur. Elle est entrée dans le temps de la folie, le temps nervalien de «l'analogie universelle», où tout signifie.
    –Nancy Huston, Journal de la création, 1990–

     

    Car l'enfantement, loin d'être la pure répétition biologique - le «ressassement de l'espèce», comme ils aimaient à le dire -, implique au contraire l'acceptation d'une véritable différence, une altérité par rapport à laquelle les notions de supériorité et d'infériorité sont épourvues de sens.
    –Nancy Huston , Journal de la création, 1990–

     

    Par exemple, si je suis allongée sur un lit et que quelqu'un pose un livre à côté de ma jambe, le lit vibre et cette vibration est transmise à mes membres inertes - cela existe, c'est du réel; comment se fait-il que tout le monde ne ressente pas cette vibration constante de l'univers?
    –Nancy Huston, Journal de la création, 1990–

     

    Si on a «l'impression» d'avoir raté l'essentiel, eh bien, on l'a raté.
    –Nancy Huston, Journal de la création, 1990–

     

    De plus en plus, la gestation m'apparaît comme un microcosme de la vie humaine. Une leçon sur le temps: son caractère inexorable, irréversible, irréfutable... et relatif.
    –Nancy Huston, Journal de la création, 1990–

     

    De main en main, nous finirons bien par voir clair dans cette histoire.
    –Nancy Huston, Journal de la création, 1990–

     

    «Humain» veut dire ici: mortel. Périssable. Pourrissable. Épouvantable, au sens propre: cela épouvante.
    –Nancy Huston, Journal de la création, 1990–

     

    [...] mieux valait écrire sans détours, dire le fond de sa pensée comme l'enfant sur les genoux de sa mère, et compter qu'un message passerait en récompense de cette simplicité.
    –Virginia Woolf, La fascination de l’étang, 1990 (recueil de nouvelles de 1905 à 1941)–

     

    Nous pensons le monde comme une boule où l'on a mis du vert pour figurer les champs et les forêts, fait des fronces bleues pour les mers et des pincements pour les chaînes de montagne.
    –Virginia Woolf, La fascination de l’étang, 1990 (recueil de nouvelles de 1905 à 1941)–

     

    L’aube, même froide et mélancolique, ne manque jamais de lancer dans mes membres ses flèches qu’on dirait de givre étincelant et acéré. Je tire les lourds rideaux et cherche la première lueur qui montre la percée de la vie. La joue au carreau, j’aime à m’imaginer que je serre d’aussi près que possible le grand mur du temps qui toujours lève, retire et dégage des pans de vie neufs au-dessus de nous. Puisse-t-il m’appartenir de goûter cet instant avant qu’il ne s’étende sur le reste du monde, d’en goûter la fraîcheur et la nouveauté! De ma fenêtre, je vois le cimetière où sont enterrés tant de mes aïeux, et dans ma prière j’ai pitié de ces pauvres morts, jouets de l’onde et de son éternel va-et-vient, car je les vois décrire des cercles, roulés à jamais par le flot pâle. Puissions-nous, nous qui avons le don du présent, en user et jouir: voilà, je le confesse, un peu de ma prière du matin.
    –Virginia Woolf, La fascination de l’étang, 1990 (recueil de nouvelles de 1905 à 1941)–

     

    J’agite doucement la main et je pars,
    Je pars sans même emporter un nuage avec moi.

    –Qiu Xialong, Encres de Chine, 2006–

     

    Mais à quoi bon être un grillon, victorieux ou pas, si l’on finissait toujours par se faire happer par une main d’enfant et être condamné à tourner en rond dans un petit pot de terre?
    –Qiu Xialong, Encres de Chine, 2006–

     

    Tout être humain, en tant que sujet réel, est une énigme.
    –Françoise Dolto, Solitude, 2001–

     

    Le Réel, c'est le réceptacle d'inattendu, alors que nous cogitons et raisonnons sur ce que nous appelons la Réalité, le répétitif attendu.
    –Françoise Dolto, Solitude, 2001–

     

    Les animaux de compagnie sont des objets transitionnels non pas entre le sujet humain et une personne extérieure, mais entre le sujet humain et une partie de lui-même, la part non verbalisable de ses affects.
    –Françoise Dolto, Solitude, 2001–

     

    Seule la solitude permet de dépasser le stade du sentiment de solitude. La solitude éprouvée comme un fait, reconnue comme une valeur.
    –Françoise Dolto, Solitude, 2001–

     

    [...] «s'escargoter», c'est retourner à son centre, [...]
    –Françoise Dolto, Solitude, 200 –

     

    À tout mammifère, la réalité a donné un destin marqué à son origine dans une individuation, impuissante à survivre isolée.
    –Françoise Dolto, Solitude, 2001–

     

    Creuser c'est attendre impatiemment que la mer se manifeste en mouillant le fond du trou.
    –Mélodie Le Blévennec, Une odeur de renfermé, pas trop gênante, 2007–

     

    Elle se tut.
    –Carla Demierre , Avec ou sans la langue, 2004–

     

    Le mot est: autre. C'est un micro-éboulement.
    –Carla Demierre , Avec ou sans la langue, 2004–

     

    Mais ça n'est pas une preuve. La profondeur du cœur humain est sans limites. Je me contentais de batifoler innocemment au bord.
    –Yôko Ogawa, La petite pièce hexagonale, 1994–

     

    L'existence est une route, et si on prend la tangente, elle est plus longue.
    –Andreï Kourkov, Le Pingouin, 2000–

     

    « Je vais avoir quarante ans, et l'être qui m'est le plus proche est un pingouin... [...] »
    – Andreï Kourkov, Le Pingouin, 2000 –

     

    La vie est un tout, et c'est pourquoi la mort d'une petite partie de ce tout laisse de la vie après elle, car la quantité des éléments vivants d'un tout est toujours supérieure à celle des éléments morts…
    –Andreï Kourkov, Le Pingouin, 2000–

     

    Je m'appelle Rose comme ma mère.
    Pas Rose bis, pas Deuxième Rose, pas Bouton de Rose, pas Rosalie, Rosette, Rosa Niña, Seven Sisters Rose ou Rosa Gallica, non je m'appelle simplement Rose, comme elle.
    Je crois que c'est mon père qui a choisi de me nommer ainsi. Mon père le directeur du cirque. Je ne veux pas savoir, je n'ai jamais voulu savoir, je ne fais que deviner la raison pour laquelle je m'appelle comme ma mère.
    Et chaque fois que j'y pense, je me sens sombrer dans un long puits de fraîcheur, avec le fond du puits tout au bout, le fond glissant à cause de la mousse et de l'humidité de roche qui me pénètre les os des chevilles et les bronches. Je pose mon cul sur les champignons rouges qui s'effritent en dégageant une odeur de coquillages.
    Je reste assise dans ce territoire ombreux avec le grand cercle du ciel au-dessus de moi. Je respire avec précaution et je me répète: je m'appelle Rose comme ma mère.
    –Véronique Ovaldé, Déloger l'animal, 2005–

     

    Elle sut alors ce qu'elle aurait dû répondre à Mathilde Kessler tout à l'heure quand celle-ci lui avait demandé, avec une pointe d'agacement dans la voix, à quoi ressemblait sa vie en ce moment.
    «… 02-12-03 … 00:34 … - 4°C…»
    –Anna Gavalda, Ensemble, c'est tout, 2006–

     

    Seuls les humains rougissent, tu sais. On ne sait pas encore bien expliquer la fonction évolutionnaire de cet afflux de sang au visage…
    –Nancy Huston, Prodige, 1999–

     

    En Occident, on sépare avec soin les différents moments de la vie. Il y a un lieu pour naître, un lieu pour déféquer, un lieu pour prier et un autre pour mourir…
    –Nancy Huston, Prodige, 1999–

     

    Je ne comprendrai jamais la copulation entre humains. Que cet acte banal, fonctionnel, en principe destiné à la reproduction de l'espèce, puisse ainsi happer l'âme et la propulser hors du monde…
    –Nancy Huston, Prodige, 1999–

     

    C'est choquant, les intimités brutales que les déjà-mères se permettent avec les pas-encore-mères. Cette irruption du corps, du sexe et de la mortalité dans les conversations les plus futiles.
    –Nancy Huston, Prodige, 1999–

     

    - Pourquoi qu'on dit des choses et pas d'autres?
    - Si on disait pas ce qu'on a à dire, on se ferait pas comprendre.
    –Raymond Queneau, Zazie dans le métro, 1972–

     

    Pourtant, les enfants tombent constamment sans perdre pour autant leurs facultés mentales. Est-ce parce qu'ils tombent de moins haut ? Peut-être que le fait de crier rétablit les circuits.
    –Mary Anna Barbey, D'Amérique, 1999–

     

    Tant qu'on est vivant, rien n'est jamais réglé. Et la mort elle-même laisse dans son sillage une part d'inachevé. De désordre.
    –Mary Anna Barbey, D'Amérique, 1999–

     

    J’avais l’impression que tout le monde savait que je mangeais des fleurs.
    –Marie Darrieussecq, Truismes, 1996–

     

    Il arrive un moment où les problèmes des autres doivent rester à leur place, c’est-à-dire chez les autres.
    –Milena Moser, Cœur d’artichaut, 2002–

     

    Déjà elle voile les sommets des montagnes. On sent qu’elle vient, son odeur descend sur la plaine. Plus rien ne bouge dans les villages. Ils attendent.
    Neiges blanches et rouge sang
    Sang de vierges et neiges d’anges,

    chantent les servantes.
    –S. Corina Bille, Emerentia, 1979–

     

    Antonia suivait les circonvolutions du poisson d’Isabelle entre ses algues en plastique. Il les contournait souplement, gobait une poussière, créait quelques bulles irrégulières, reprenait sa route. Il n’était pas rouge, contrairement à ce qu’une appellation abusive laissait entendre, mais orangé, et chacune de ses écailles constituait une paillette prête à s’allumer ou à s’éteindre.
    –Nathalie Quintane, Antonia Bellivetti, 2004–

     

    Il n’y a pas d’amour, il n’y a pas d’amour. Non, vous ne pourrez rien atteindre qui ne le soit déjà, parce qu’un homme meurt d’abord, puis cherche sa mort et la rencontre finalement, par hasard, sur le trajet hasardeux d’une lumière à une autre lumière, et il dit: donc, ce n’était que cela.
    –Bernard-Marie Koltès, Dans la solitude des champs de coton, 1986–

     

    Les souvenirs sont les armes secrètes que l’homme garde sur lui lorsqu’il est dépouillé, la dernière franchise qui oblige la franchise en retour; la toute dernière nudité.
    –Bernard-Marie Koltès, Dans la solitude des champs de coton, 1986–

     

    Car ce que tout homme ou animal redoute, à cette heure où l’homme marche à la même hauteur que l’animal et où tout animal marche à la même hauteur que tout homme, ce n’est pas la souffrance, car la souffrance se mesure, et la capacité d’infliger et de tolérer la souffrance se mesure; ce qu’il redoute par-dessus tout, c’est l’étrangeté de la souffrance, et d’être amené à endurer une souffrance qui ne lui soit pas familière.
    –Bernard-Marie Koltès, Dans la solitude des champs de coton, 1986–

     

    Un enfant forge son pouvoir dans l’énigme de sa vie future.
    –Catherine Millet, La vie sexuelle de Catherine M., 2001–

     

    J’en viens à parler d’animal et d’immersion dans l’animalité humaine. Par quel détour résumer au mieux le contraste d’expériences où se mêlent la jouissance qui projette hors de soi et la salissure qui fait se rapetisser?
    –Catherine Millet, La vie sexuelle de Catherine M., 2001–

     

    Tandis que moi, il m’a fallu parcourir des distances géographiques pour accéder à des parties de moi-même. J’ai fait Paris-Dieppe en 4 L et dormi face à la mer pour apprendre que je possédais quelque part, dans une région que je ne pouvais pas voir et que je n’avais pas encore imaginée, une ouverture, une cavité si souple et si profonde que le prolongement de chair qui faisait qu’un garçon était un garçon, et que je n’en étais pas un, pouvait y trouver place.
    –Catherine Millet, La vie sexuelle de Catherine M., 2001–

     

    Parfois, il se disait que la mort seule pouvait lui donner la sensation paisible du vrai repos. Il se rappelait un chant de son enfance: courte est la vie, à peine la largeur d’une main, encore plus courte la vie de ceux qui aiment dormir… Kiên savait que la sienne s’écoulait à l’envers.
    –Bao Ninh, Le chagrin de la guerre, 1994–

     

    Rien que de vivre ne signifie pas la même chose pour deux êtres humains.
    –Sigrid Undset, Jenny, 1940–

     

    [...] il vaut mieux avoir trop peu du nécessaire que de se priver toujours du superflu. Le superflu, c’est bien pour l’obtenir que l’on travaille, c’est de lui dont on rêve.
    –Sigrid Undset, Jenny, 1940–

     

    Chaque enfant qui chante, se dit Lou, agrandit le monde, [...]
    –Leslie Kaplan, Le silence du diable, 1989–

     

    Mais je ne suis pas si sûr qu'un homme ait le droit de dire ce qui est fou et ce qui ne l'est pas. C'est comme si, dans chaque homme, il y avait quelqu'un hors des limites de la raison et de la folie qui, témoin des actes raisonnables et insensés, les jugerait avec la même horreur et le même étonnement.
    –William Faulkner, Tandis que j'agonise, 1934–

     

    Je ne peux pas aimer ma mère parce que je n'ai pas de mère. La mère de Jewel est un cheval.
    –William Faulkner, Tandis que j'agonise, 1934–

     

    Ma mère est un poisson.
    –William Faulkner, Tandis que j'agonise, 1934–

     

    Dans une chambre étrangère, il faut faire le vide en soi-même pour pouvoir dormir. Et, avant d'avoir fait le vide pour pouvoir dormir, qu'est-ce qu'on est? Et quand on a fait le vide pour pouvoir dormir, alors on n'est plus. Et quand on est tout plein de sommeil, c'est comme si on n'avait jamais été. Je ne sais pas ce que je suis. Je ne sais pas si je suis ou non.
    –William Faulkner, Tandis que j'agonise, 1934–

     

    Je sens mon corps, mes os, ma chair qui commencent à se séparer, à s'ouvrir pour livrer passage à la solitude; et devenir quelqu'un qui n'est plus seul est une chose terrible.
    –William Faulkner, Tandis que j'agonise, 1934–

     

    Cela seulement, car bien sûr, quand le voltage a été trop élevé, le filament de la lampe brûle et se rompt; [...]
    –Kôbô Abé, La femme des sables, 1964–

     

    Ce qui nous différencie des animaux c'est que nous pouvons passer tout entier avec nos yeux par où l'espace est trop petit pour notre corps.
    –Jean-Luc Parant, Est-ce parce que les yeux font apparaître ce qu'ils voient qu'ils nous identifient quand nous apparaissons?, 1999 (Jean-Michel Espitallier, Pièces détachées, Une anthologie de la poésie française aujourd'hui, 2000)–

     

    LA POULE
    Un dimanche matin où je marchais dans Stanton Street, je vis une poule à quelques mètres devant moi. Je marchais plus vite que la poule, et je la rattrapai donc peu à peu. Au moment où nous atteignîmes la 18e avenue, je la talonnais. La poule prit vers le sud dans l'avenue. Arrivée devant la quatrième maison, elle tourna dans l'allée, gravit en sautant les marches du seuil et frappa sur la porte métallique à coups de bec acérés. Après un instant, la porte s'ouvrit et la poule entra.
    LINDA ELEGANT - Portland, Oregon

    –Anthologie composée par Paul Auster, Je pensais que mon père était Dieu et autres récits de la réalité américaine, 2001–

     

    L'architecte, par l'ordonnance des formes, réalise un ordre qui est une pure création de son esprit; par les formes, il affecte intensivement nos sens, provoquant des émotions plastiques; par les rapports qu'il crée, il éveille en nous des résonances profondes, il nous donne la mesure d'un ordre qu'on sent en accord avec celui du monde, il détermine des mouvements divers de notre esprit et de notre cœur; c'est alors que nous ressentons la beauté.
    –Le Corbusier, Vers une architecture, 1923–

     

    L'instinct primordial de tout être vivant est de s'assurer un gîte. Les diverses classes actives de la société n'ont plus de gîte convenable, ni l'ouvrier, ni l'intellectuel.
    –Le Corbusier, Vers une architecture, 1923–

     

    Penser librement, disait Simon, penser dans toutes les directions possibles, est un des grands plaisirs que l'on peut avoir, parfois c'est même de la joie…
    –Leslie Kaplan, Le Psychanalyste, 1999–

     

    Je pleure, disait Marie, et la seule chose que je sais c'est que mes larmes sont ce que j'ai de plus intime, de plus à moi, elles sont vraiment à moi.
    C'est affreux de penser que si quelqu'un voulait vraiment me rencontrer, ce qu'il trouverait ce serait mes larmes.
    –Leslie Kaplan, Le Psychanalyste, 1999–

     

    Ma mère me chantait une comptine, de quoi sont faits les petits enfants, les filles elles sont en sucre et les garçons… je ne sais plus en quoi sont les garçons.
    En sucre…
    Le sucre, ça fond.
    Pas merveilleux, le sucre.
    Moi, je me sens en sable, disait Louise.
    –Leslie Kaplan, Le Psychanalyste, 1999–

     

    Ce que je ressens, c'est un goût de mort dans la bouche. Un goût plat. Un goût de poussière.
    –Leslie Kaplan, Le Psychanalyste, 1999–

     

    Ma vie, se disait encore Louise. On dirait un mauvais roman. Une fois qu'on connaît le début on peut tout déduire. C'est lamentable.
    –Leslie Kaplan, Le Psychanalyste, 1999–

     

    Le langage, dit encore Simon, creuse en nous une distance paradoxale, une distance qui nous divise et nous sépare de nous-même : car avant de pouvoir les utiliser à son tour, l'homme est littéralement fait, fabriqué, par les mots, et les mots sont la peau des rêves.
    –Leslie Kaplan, Le Psychanalyste, 1999–

     

    - Je l’ai tenue, je tiens mon idée, et elle est vérifiable dans l’atmosphère – elle a autant d’évidence qu’une poule.
    –Nathalie Quintane, Saint-Tropez – Une Américaine, 2001–

     

    L'aurore n'est qu'une espèce de recrépissage des cieux : une remise à neuf.
    –Virginia Woolf, Les Vagues, 1931–

     

    Je viens de faire réflexion que la Terre n'est qu'un caillou séparé par hasard de la masse solaire, et que les abîmes de l'espace sont partout vides de vie.
    –Virginia Woolf, Les Vagues, 1931–

     

    C'est étrange: dans chaque crise morale, une phrase toute faite, une phrase absolument déplacée s'offre à nous venir en aide: c'est bien là le malheur de vivre dans une civilisation trop vieille, et de posséder un carnet de poche.
    –Virginia Woolf, Les Vagues, 1931–

     

    Dans ce monde, l'explication par l'absurde donne un sens (si le monde est absurde, tout s'explique [...]
    –Nathalie Quintane, Mortinsteinck, 1999–

     

    29. elle rit sans son dans la voiture
    –Nathalie Quintane, Mortinsteinck, 1999–

     

    Somme toute, elle était plutôt rassurée que ce soit elle qui ait entendu des voix, et non sa voix à elle qui ait retenti pour quelqu’un, ailleurs dans le vaste monde, sans qu’elle le sache.
    –Nathalie Quintane, Jeanne Darc, 1998–

     

    Il y a dans toute énumération deux tentations contradictoires; la première est de TOUT recenser, la seconde d’oublier tout de même quelque chose [...]
    –Georges Perec, Penser/Classer, 1985–

     

    Qu’elle vienne si elle doit venir, cette chose-là, se dit-elle. Car il y a des moments où l’on ne peut ni penser ni sentir. Et si l’on ne peut ni penser ni sentir, où se trouve-t-on?
    –Virginia Woolf, La promenade au phare, 1927–

     

    Les objets, cela ne devrait pas toucher, puisque cela ne vit pas.
    –Jean-Paul Sartre, La nausée, 1938–

     

    Bien sûr, je ne voudrais pas dire que je danse, moi qui ne sais même pas marcher, mais j'ai fini par être intrigué (pas trop tôt!) par les mouvements, par l'influence que pourraient avoir sur moi des mouvements.
    C'est alors que jai remarqué une chose: Il y a un homme gauche qui ne veut rien savoir de mon homme droit et ne veut pas de son savoir-faire... malgré l'utilité que ça représenterait.
    –Henri Michaux, Passages, 1950–

     

    J'ai regardé mes pieds qui pendaient à l'intérieur de la baignoire. Je portais des chaussures bon marché achetées au magasin du village à l'époque où je travaillais encore à l'usine de boissons gazeuses. Elles étaient en sythétique marron, à talons plats, et assez usées.
    –Yôko Ogawa, L'annulaire, 1999–

     

    GANTS
    Le sentiment qui domine dans l’aversion qu’on éprouve pour certains animaux est la crainte d’être par eux reconnu quand on les touche. Ce qui s’effraie au tréfonds de l’homme, c’est la conscience obscure qu’il y a en lui quelque chose qui vit, et qui est si peu étranger à l’animal répugnant que celui-ci pourrait bien le reconnaître. Tout dégoût est originellement dégoût du contact. On ne parvient même à dominer ce sentiment que par un geste radical et excessif; le répugnant est étroitement englouti et consommé tandis que la zone du contact épidermique le plus délicat reste tabou. C’est seulement ainsi qu’on peut satisfaire au paradoxe de l’exigence morale, qui demande à l’homme de dépasser, et en même temps de reprendre de la manière la plus subtile, le sentiment de dégoût. L’homme n’a pas le droit de nier sa parenté bestiale avec la créature, à l’appel de laquelle son dégoût répond : il doit s’en rendre maître.
    –Walter Benjamin, Sens Unique, 1928–