Tout homme avec qui j’ai eu une histoire me semble avoir été le moyen d’une révélation, différente à chaque fois. La difficulté que j’ai à me passer d’un homme vient moins d’une nécessité purement sexuelle que d’un désir de savoir. Quoi, c’est ce que je ne peux pas dire.
Je n’attends pas de la vie qu’elle m’apporte des sujets mais des organisations inconnues d’écriture. Cette pensée : «Je ne veux faire que les textes que je suis seule à pouvoir faire» veut dire des textes dont la forme même est donnée par la réalité de ma vie.
«J’ai les émotions d’une femme», dit Bethsabée dans Loin de la foule déchaînée, «mais je n’ai que le langage des hommes». Ce dilemme a suscité de nombreuses confusions et de nombreuses complications. L’énergie a été libérée, mais sous quelles formes doit-elle circuler? Expérimenter les formes qui ont été approuvées, écarter celles qui ne conviennent pas, en créer d’autres qui conviendraient mieux, est une tâche qui doit être accomplie avant que toute forme de libération ou de réussite ne soit possible. En outre, il est bon de se rappeler que les femmes n’ont pas été créées pour la première fois en 1860. Une grande partie de leur énergie a déjà été pleinement employée et développée. Canaliser un tel surplus d’énergie dans de nouvelles formes sans en gaspiller une goutte est une difficulté susceptible de n’être résolue que lorsque l’homme sera lui aussi évolué et émancipé.
Rejeter et projeter dans une personne du sexe opposé tout ce qui nous manque en nous-mêmes, ce que nous désirons en ce monde et ce que nous détestons chez les êtres humains est une pulsion tenace et universelle, tant chez l’homme que chez la femme. Mais bien que cela puisse apporter une forme de soulagement, il n’en demeure pas moins que cela nous éloigne de toute forme de compréhension.
Pour une raison que j'ignore, ma détermination à écrire n'a jamais faibli. En ce sens, je me suis prise au sérieux. Parfois, l'expression «se prendre au sérieux» est péjorative, comme si cela indiquait que nos aspirations dépassaient nos capacités, comme si on devait se détendre et se moquer de ses espérances. Je suis fascinée de voir qu'il y aura toujours un homme et ses comparses féminines pour souhaiter détruire une femme qui se prend au sérieux. Les femmes qui veulent que d'autres femmes se moquent de ses talents et de ses ambitions ont en réalité beaucoup lutté pour obtenir l'approbation masculine. Elles ont peur de perdre le respect de leurs collègues masculins qui ont besoin d'elles pour supprimer d'autres femmes à leur place. Si des femmes sont douées dans cette mission, elles ont toujours l'air très malheureuses. C'est un sale boulot, après tout.
Je crois de moins en moins au travail. J'aime l'inconfort et c'est toujours le chemin qui paraît le plus riche. Mais la facilité dans laquelle je suis né et dans laquelle je peux me réfugier peut-elle aussi être un chemin vers plus de fluidité?
Les grues ont mis à jour les radicelles d'un arbre. Avec des pinces elles ont décollé de la terre les extrémités filiformes cassantes frisées. Des feuilles racornies atrophiées pourries y sont accrochées. En délimitant systématiquement les zones dans lesquelles l'arbre s'est nourri, elles sont arrivées au centre de l'arbre, au tronc. Elles ont dégagé l'arbre enterré tout entier, branches feuilles tronc racines. Le tronc rongé blanchi est comme transparent. Les branches et les racines se ressemblent. Des branches et des racines principales partent des rameaux qui sont un réseau compliqué et chevelu, à peine encombré par endroits de quelques feuilles, de quelques fruits.
oui bien sûr lisser! personne ne dort sur des éboulis! tout ne peut pas être lisse déjà.
faut-il que tu cherches à tout prix, v., à séparer, au sein de la multitude des apparences qu'une chose déploie dans le temps et l'espace, ce qui est dû à la réalité de la chose de ce qui est dû aux esprits? car les choses ne projettent pas seulement leurs apparences à travers différentes perpectives, à travers les trous de notre visage, sur les surfaces de notre sensibilité; elles tracent aussi des ombres et forment des écrans et des voiles; leurs surfaces se dédoublent en façades, engendrent des reflets d'elles-mêmes, laissent des traces. elles n'apparaissent qu'en silhouettes. une chose n'est que parce qu'elle engendre des images d'elle-même, des reflets, des ombres.
Il y a dans cette forêt autant d’oiseaux prêts à chanter que de branches disposées à tomber.
Tu as fait tatouer sur ton corps des fleurs, des feuillages, pour apparaître et disparaître à ton gré, dans le même mouvement, être vu et te fondre derrière. Pour que les ombres trouvent où se loger; pour qu'il y ait toujours, à même la peau, une issue, un sentier.
J’ai tiré sur un fil et les images se sont lentement dépliées, motif par motif. J’avais dû les conserver dans cette partie de ma tête qu’on appelle le cœur.
Dans le brassage des concepts il était de plus en plus difficile de trouver une phrase pour soi, la phrase qui, quand on se la dit en silence, aide à vivre.
229. Je rédige ceci à l’encre bleue, de manière à me souvenir que tous les mots, et non pas juste certains, sont écrits sur l’eau.
193. Néanmoins, je veux bien admettre, après avoir réfléchi plus avant à la question, que l’écriture a un impact certain sur la personne – qu’elle rappelle parfois ces albums photos de l’enfance où chaque image remplace le souvenir qu’elle prétend préserver. Peut-être est-ce pour ça que j’évite d’écrire sur trop de bleus spécifiques – je ne veux pas remplacer le souvenir que j’en ai, ni les embaumer ni les exalter. À vrai dire, je préférerais que mon écriture s’en sépare davantage encore afin de devenir un meilleur réceptacle pour les bleus à venir.
C’est un temps d’une nature inconnue qui s’empare de sa conscience et aussi de son corps, un temps dans lequel le présent et le passé se superposent sans se confondre, où il lui semble réintégrer fugitivement toutes les formes de l’être qu’elle a été.
182. Dans Phèdre, il est de notoriété que le pharmakon désigne également l’écrit. La question sur laquelle s’ouvre le dialogue entre Socrate et Phèdre est de savoir si l’écrit tue la mémoire ou s’il l’aide – s’il inhibe le pouvoir de l’esprit ou s’il le soigne de sa tendance à l’oubli. D’une certaine façon et vu la polysémie de pharmakon, la réponse est une question de traduction.
Entre ce qui n’est pas encore et ce qui est, la conscience reste vide un court instant.
[...] elle se demande « est-ce que je voudrais y être encore? ». Elle a envie de dire non, mais elle sait que la question n'a pas de sens, qu'aucune question n'a de sens s'appliquant aux choses du passé.
Dans ces moments, elle pense que sa vie pourrait être figurée sous la forme de deux axes croisés, l'un horizontal, portant tout ce qui lui est arrivé, qu'elle a vu, entendu, à tout instant, et l'autre, vertical, avec juste quelques images, plongeant vers la nuit.
87. «[La femme] n’est faite ni pour les grands efforts, ni pour les peines ou les plaisirs excessifs; sa vie peut s’écouler plus silencieuse, plus insignifiante et plus douce que celle de l’homme sans qu’elle soit, par nature, ni meilleure ni pire», a écrit Schopenhauer. Quelles femmes connaissait-il? aimerait-on savoir. Et quand bien même.
À chaque moment du temps, à côté de ce que les gens considèrent comme naturel de faire et de dire, à côté de ce qu'il est prescrit de penser, autant par les livres, les affiches dans le métro que par les histoires drôles, il y a toutes les choses sur lesquelles la société fait silence et ne sait pas qu'elle le fait, vouant au mal-être solitaire ceux et celles qui ressentent ces choses sans pouvoir les nommer. Silence qui est brisé un jour brusquement, ou petit à petit, et des mots jaillissent sur les choses, enfin reconnues, tandis que se reforment, au-dessous, d'autres silences.
72. Il est bien sûr plus facile de trouver de la dignité dans la solitude. L’isolement, c’est la version problématique de la solitude.
71. Depuis quelque temps, j’essaye de trouver de la dignité dans mon isolement. Et ce que j’ai trouvé, c’est que c’était difficile à faire.
Elle a commencé un roman où les images du passé, du présent, les rêves nocturnes et l'imaginaire de l'avenir alternent à l'intérieur d'un « je » qui est le double décollé d'elle-même.
La distance qui sépare le passé du présent se mesure peut-être à la lumière répandue sur le sol entre les ombres, glissant sur les visages, dessinant les plis d'une robe, à la clarté crépusculaire, qu'elle que soit l'heure de la pose, d'une photo en noir et blanc.
Les signes de changements collectifs ne sont pas perceptibles dans la particularité des vies, sauf peut-être dans le dégoût et la fatigue qui font penser secrètement « rien ne changera donc jamais » à des milliers d'individus en même temps.
62. Ce qui est du puritanisme, pas de l’éros. Pour ma part, ça ne m’intéresse pas de ne faire apercevoir ou offrir un cul lisse ou un con bien peigné. Ce qui m’intéresse, c’est d’avoir trois orifices comblés par une grosse queue veinée, et ce dans les poses et sous les lumières les plus ingrates. Je ne choisirai pas entre le bleu du monde et les mots qui le disent : autant chauffer tout de suite le tison et préparer vos yeux pour l’autel. Tant pis pour vous.
59. Il y a ceux qui, toutefois, aiment regarder. Et peut-être que nous n’entendons pas assez parler du regard féminin. Sa brûlure, les yeux cette fois toujours bien logés dans leurs têtes. «J’adore […] contempler de loin la bite prometteuse», écrit Catherine Millet dans ses magnifiques mémoires sexuels, avant d’enchaîner et d’expliquer qu’elle aime aussi regarder le «cratère brunâtre du trou du cul et la vallée cramoisie de la vulve», l’un et l’autre béants – leurs couleurs mises à nu –, prêts pour le sexe.
20. La baise laisse les choses comme elles sont. La baise peut bien ne jamais interférer avec l'utilisation réelle du langage. Car elle ne peut pas non plus lui accorder de fondement. Elle laisse les choses comme elles sont.
[...] j'ai envie de me droguer hargneusement pour satisfaire la tristesse pauvre qui louvoie au sol tandis que je nomme ma joie. Je marche. La tristesse louvoie sous mes pas. Pourtant je ne suis pas triste j'ai mieux à faire, je marche au-dedans du dedans, dans l'espace restreint de mes côtes où peut bien divaguer ma moelle. [...] Marcher dans le soir qui se fait par tranche, qui devient de plus en plus noir, et puis croiser des enfants qui devraient dormir et des pauvresses nyctalopes. Je jouis de me dire ce mot. Ce mot que l'on trouve dans le français. La mine personnelle des langues est pleine de bombes. [...] Savent-ils même ce qu'ils font ici? Et ce qui les défait? Savent-ils être sans masque quand le jour les prend? [...] Ce soir je ne les rejoins pas, je ne rejoins que ma sous-couche, ma subalterne couche couchée en moi, coulée au plus profond, je la rejoins en masse, j'abonde à sa mesure petite. Tant qu'à s'adonner à des joies sans but, des joies au-delà des morales, il faut avoir de la puissance aux reins pour aller droit dans les bassesses.
Il y a des étapes de vie qui nous trans-
La voix dynamite le temps. On ne perd pas un être qui disparaît, mais on perd un morceau de soi-même au passage.
[...] je lui dis: si la Mort vient, laisse-toi faire. De toute façon, c'est elle la plus forte et, si tu résistes, elle te prendra quand même et tu seras moche. Il entend, comprend et dit: je ne serai pas moche. Plus tard, je lui parle du mensonge: ce n'est pas que mentir soit bien ou mal. C'est juste qu'il te faudra te souvenir toute ta vie de toutes les conneries que tu as dites. Et, un jour, tu baisseras la garde et, là, quelqu'un te démasquera et tu auras l'air con. Il entend, comprend et dit: je n'aurai pas l'air con.
Les premières branches se déploient quelques centimètres au-dessus de ma tête, formant un toit qui garde mon crâne, et ma chevelure-bibliothèque, au sec. Les aiguilles, qui pendent par bouquet de cinq, sont douces au toucher et aussi longues qu’une main, de la racine du poignet au bout du majeur. Les cônes font la taille d’un paquet de biscuits et forment des grappes couvertes de résine. L’écorce de l’arbre est brune avec des reflets orange comme la peau de certaines limaces. Sa puissante odeur de térébenthine me pique le nez. J’en ai les larmes aux yeux et m’appuie au tronc pour reprendre mes esprits.
C’était une vraie fille de putain faite aux arrivées et aux départs incessants de ses compagnons, à la dureté du gain, à l’habitude d’une indépendance forcenée. Ce qui ne l’empêchait pas d’avoir ses préférences, ses amitiés et sans doute aussi ses amours, mais d’en accepter l’aléatoire avec grâce.
Les quartiers blancs de toutes les villes coloniales du monde étaient toujours, dans ces années-là, d’une impeccable propreté. Il n’y avait pas que les villes. Les blancs aussi étaient très propres. Dès qu’ils arrivaient, ils apprenaient à se baigner tous les jours, comme on fait des petits enfants, et à s’habiller de l’uniforme colonial, du costume blanc, couleur d’immunité et d’innocence. Dès lors le premier pas était fait. La distance augmentait d’autant, la différence première était multipliée, blanc sur blanc, entre eux et les autres, qui se nettoyaient avec la pluie du ciel et les eaux limoneuses des fleuves et des rivières. Le blanc est en effet extrêmement salissant.
Et déjà le parfum du monde sortait de la terre, de toutes les fleurs, de toutes les espèces, des tigres assassins et de leurs proies innocentes aux chairs mûries par le soleil, unis dans une indifférenciation de commencement de monde.
Dans la mare, la montagne se dessinait, ondulante, sur un ciel gris-blanc. Il allait encore pleuvoir dans la nuit. Du côté de la mer montaient de gros nuages violets. Demain il ferait frais après l’orage de nuit. On arriverait à la ville tard dans la soirée à condition de ne pas trop crever en route.
Qu’étions-nous avant d’être nous? On devait être debout sur le bas-côté d’une route pendant que la ville brûlait. On devait être en train de disparaître, comme c’est le cas aujourd’hui.
C’est à prendre ou à laisser. le corps, je veux dire.
Dans une vie à usage unique, il n’y a pas de deuxième chance. C’est un mensonge, mais on le vit. On vit quand même.
Et si le corps, au meilleur de lui-même, n’était qu’une envie de corps? Le sang qui se précipite vers le cœur juste pour être expulsé encore, qui comble les chemins, les canaux autrefois vides, les kilomètres nécessaires pour nous rapprocher l’un de l’autre.
Je ne sais pas ce que je dis. Je suppose que ce que je veux dire, c’est que parfois je ne sais pas ce que ou qui nous sommes. Certains jours je me sens comme un être humain, d’autres davantage comme un son. Je touche le monde mais ce n’est pas moi, c’est un écho de celui que j’étais. Est-ce que tu m’entends maintenant? Est-ce que tu me lis?
Mais que se passe-t-il quand la langue maternelle est atrophiée? Que se passe-t-il quand cette langue est non seulement le symbole d’un vide, mais un vide elle-même, quand cette langue a été coupée? Est-il possible de prendre plaisir à la perte, sans se perdre soi-même?
Si nous avons de la chance, le dernier mot de la sentence peut devenir notre commencement. Si nous avons de la chance, quelque chose se transmet, un autre alphabet inscrit dans le sang, les tendons et les neurones: des ancêtres chargeant les membres de leur espèce de cet élan silencieux qui les propulse vers le sud, vers l’endroit du récit auquel personne n’était censé survivre.
J’écris parce qu’ils m’ont dit de ne jamais commencer une phrase par parce que. Mais je n’essayais pas de faire une phrase - j’essayais de me libérer. Parce que la liberté, paraît-il, n’est rien d’autre que la distance entre le chasseur et sa proie.
L’acte est beau s’il provoque, et dans notre gorge fait découvrir, le chant.
Je nomme violence une audace au repos amoureuse des périls. On la distingue dans un regard, une démarche, un sourire, et c’est en vous qu’elle produit les remous. Elle vous démonte. Cette violence est un calme qui vous agite. On dit quelquefois: «Un gars qui a de la gueule.» Les traits délicats de Pilorge étaient d’une violence extrême.
La joie n’est pas une protection, et certainement pas une responsabilité. La liberté d’être heureux restreint la liberté humaine si on n’est pas libre de ne pas être heureux. [Sara Ahmed] Mais on peut faire de chaque liberté une habitude, et il n’y a que toi qui saches quelle option tu as choisie.
En d’autres termes, elle voulait le faire des deux bords. Il y a beaucoup à apprendre à vouloir faire quelque chose des deux bords.
Comment expliquer que, pour certains, «transitionner» peut vouloir dire abandonner complètement un genre, alors que pour d’autres – comme Harry, qui est satisfait de s’identifier comme une butch sous T – ça ne colle pas? […] Comment expliquer, dans une culture désespérément vouée à la résolution, que parfois l’énigme reste en suspens?
Nous devrions dire une impression de et, une impression de si, une impression de mais, une impression de par, aussi volontiers que nous disons une impression de blues ou une impression de froid. [William James] Nous devrions, mais nous ne le faisons pas, ou du moins, nous ne le faisons pas aussi volontiers. Mais plus vous essaierez, plus vite l’impression vous paraîtra familière et, avec un peu de chance, vous n’aurez plus à rester dans le vague trop longtemps à chaque fois.
Tandis que vous y réfléchissez, toutefois, retenez qu’une difficulté à changer de vitesse, ou un combat pour trouver du temps, n’est pas la même chose qu’une alternative ontologique.
Mais peu importe ce que je suis, ou ce que je suis devenue depuis, je sais maintenant que l’insaisissabilité n’est pas tout. Je sais maintenant que l’art savant de la dérobade a ses propres limites, ses façons d’inhiber certaines formes de plaisir ou de bonheur. Le plaisir de maintenir. Le plaisir de l’insistance, de la persistance. Le plaisir de l’obligation, le plaisir de la dépendance. Le plaisir de la dévotion ordinaire. Le plaisir de reconnaître que l’on doit peut-être retraverser les mêmes révélations, prendre les mêmes notes dans la marge, retourner aux mêmes thèmes dans son travail, réapprendre les mêmes vérités émotionnelles, écrire le même livre encore et encore, pas parce qu’on est stupide ou obstinée ou incapable de changement, mais parce que de tels retours composent une vie.
Si tout va bien, le bébé s’en sortira vivant, et toi aussi. Malgré tout, tu auras frôlé la mort en chemin. Tu auras réalisé que, toi aussi, la mort te prendra comme ça, sans faute et sans merci. Elle te prendra même si tu ne crois pas qu’elle te prendra, et elle te prendra comme elle veut. Il n’y a jamais eu de vivant pour qui ça ne s’est pas passé comme ça.
La liberté n’a pas de prix. Nous le savons, c’est notre force et notre espoir.
Il y a de l’électricité dans l’air et l’orage vient comme une résolution. Aux alentours de 23h43. Devant lui, un homme passe. Son indifférence à la catastrophe ambiante est totale. Il le regarde, incrédule, mais ne fait AUCUN COMMENTAIRE.
Moi ce qui m’a toujours paru bizarre, c’est que les larmes ont été prévues au programme. Ça veut dire qu’on a été prévu pour pleurer. Il fallait y penser. Il y a pas un constructeur qui se respecte qui aurait fait ça.
Toi qui ne crois pas aux promesses
Il fait un peu sombre. Ce serait facile d’ouvrir les rideaux et de voir pendre les feuilles, immobiles, aux arbres du square.
Comment taire ce qui se dit entre les lignes
Toutefois, du 17 on passe au 18,
Il vit…
d'innombrables
Jouer avec les mots c’est perdre d’avance
Car chaque partie de mon corps avait sa propre masse, sa propre vitesse et sa propre idée de la direction à prendre, en sorte que la cohésion du tout paraissait un pari extrêmement difficile à tenir pour le moment. En fait, observai-je avec un complet détachement, l'univers était probablement en train de disparaître, dans une catastrophe sans doute assez voisine de celle qui avait présidé à sa naissance. Puis j'eus l'impression que toute la matière, dans une sorte d'enfantement à rebours, s'efforçait de rentrer en moi, et je me rendormis.
Je vous épargnerai la description de ses cuisses maigres nouées autour de la selle, de ses mollets griffés par les ronces du chemin, tandis que, debout sur les pédales, le visage écarlate, les yeux révulsés, les tempes tout emperlées de sueur, elle tirait la langue, ahanait et gémissait dans un ultime effort pour atteindre le sommet d'une côte sans mettre pied à terre.
Le cœur
Le cube de bois
Venir au monde, ce n'est pas seulement naître à ses parents, c'est
naître à l'humanité. En Occident comme dans toutes les civilisations,
l'homme doit naître une seconde fois – naître à ce qui le dépasse, lui
et ses parents.
Nous allons visiter cet Occident et découvrir comment il fabrique
la dimension fantastique, dans cette Architecture invisible qui soutient
l'enfantement des générations.
Nous nous sentons libres quand surgit en nous une idée, une émotion,
un acte. Nous éprouvons un sentiment de liberté quand nous nous arrêtons
et que nous assistons immobiles au spectacle de notre activité se déployant
sans heurts selon sa propre nécessité. Nous nous sentons libres, et sommes libres si l'on veut, chaque fois que nous agissons par une
nécessité qui est en nous et que notre activité ne rencontre aucun
obstacle au sein d'elle-même.
Réfléchir, c'est laisser la pensée faire son travail, en lui donnant
le temps qui lui est nécessaire. La bonne pédagogie est celle qui suscite
la pensée et crée le loisir nécessaire à son cheminement.
C'est ainsi que le langage crée le monde. Chaque langue crée un monde
un peu différent ou très différent des autres. Chaque monde a exactement
la même cohérence que le langage qui l'exprime.
«L'esprit foncièrement est sans bouts [qui le fassent apparaître],
神本亡端: il s'héberge dans les actualisations sensibles, 栖形, suscitant
des correspondances, 感类, [de sorte que] le principe des choses pénètre
les ombres et les traces, 理入影迹».
[…] La Chine ne projetant pas d'«au-delà» métaphysique, parce
que ne dédoublant pas le monde de façon telle (platonicienne) que l'intelligible
(de l'Être) en vienne in-former le sensible, celui-ci ne pouvant que
le refléter, il est logique que ce soit en développant le plus finement,
en même temps que le plus exhaustivement, l'éventail des formes-actualisations
possibles, celui-ci déployant à lui seul tout le sensible, que le monde,
en Chine, soit abordé.
Je fais constamment des erreurs et, jusqu'à ce jour, la plus étonnante
a porté sur le mot «rebelle», que je croyais être un dérivé de «belle»: être belle de nouveau parce que la beauté s'acquiert et se perd.
Dans l'ordre naturel, les filles apprenaient donc à mesurer la quantité
d'eau pour le riz avec la première phalange de l'index, à tailler les
«piments vicieux» (ót hiêm) avec la pointe
du couteau pour les transformer en fleurs inoffensives, à éplucher les
mangues de la base à la pointe pour ne pas contredire le sens des fibres...
«Qu'est-ce que vous lui donnez à manger à cette enfant pour qu'elle
ait des lèvres si rouges?»
Maman et moi, nous ne nous ressemblons pas. Elle est petite, et moi
je suis grande. Elle a le teint foncé, et moi j'ai la peau des poupées
françaises. Elle a un trou dans le mollet, et moi j'ai un trou dans le
cœur.
C'est une question qu'on pose dans une agitation discrète, à minuit,
quand on n'a plus rien à demander. Auparavant on la posait, on ne cessait
pas de la poser, mais c'était trop indirect ou oblique, trop artificiel,
trop abstrait, et on l'exposait, on la dominait en passant plus qu'on
n'était happé par elle. On n'était pas assez sobre. On avait trop envie
de faire de la philosophie, on ne se demandait pas ce qu'elle était,
sauf par exercice de style; on n'avait pas atteint à ce point de non-style
où l'on peut dire enfin : mais qu'est-ce que c'était, ce que j'ai fait
toute ma vie?
C'est l'heure où l'on dit: «c'était ça, mais je ne sais pas si je
l'ai bien dit, ni si j'ai été assez convaincant». Et l'on s'aperçoit
qu'il importe peu d'avoir bien dit ou d'avoir été convaincant, puisque
de toute manière c'est ça maintenant.
Ce qu'elle ne peut montrer à l'enfant, encore épars, elle le montre
à la forêt, qui lui a appris l'intensité du silence précédant l'arrivée
des premiers chants du merle, la ténacité du givre, dans ses marches
sur les feuilles, les mousses, les traces d'autres bêtes. Le brouillard
nettoie son corps entier, passe sous les muscles, dans les nerfs, libère
les bronches, les reins, lave le sang. Le corps suit sa loi, dans sa
programmation millimétrique, sûrement, tranquillement, sans poser de
questions, sans aucun doute.
Mon corps a commencé à se fatiguer lorsque j'ai voulu me rencontrer
réellement. Les points d'appui sur lesquels je pensais pouvoir compter
soudain m'ont fait défaut. Alors je me suis ébranlée de fond en comble
à cause de cette carence inexplicable et j'ai essayé de me dépayser radicalement
en me proposant d'être un zèbre.
«Monsieur sait sûrement mieux que moi», me dit-il, «que coucher
avec une fille, ce n'est que lui faire faire ce qui lui plaît: de là
à lui faire faire ce que nous voulons, il y a souvent bien loin.»
Je l'aurais bien voulu, car j'ai remarqué que quand on regardait les
autres femmes, elles ne rougissaient pas; ou bien c'est le rouge qu'elle
mettent, qui empêche de voir celui que l'embarras leur cause; car il
doit être bien difficile de ne pas rougir quand un homme vous regarde
fixement.
Je me garde fou.
Parce qu'ils attendent paradoxalement moins de réponses que les caresses,
les mots orduriers sont toujours plus stéréotypés et tiennent peut-être
leur pouvoir d'appartenir précisément au plus immuable des patrimoines.
Ainsi nous confondent-ils encore un peu plus dans l'espèce, jusque dans
ce qui a pourtant fonction de nous y distinguer, à savoir la parole,
et accélèrent-ils l'anéantissement que nous recherchons dans de tels
instants.
Seuls peuvent se donner entièrement sans danger les êtres qui ne peuvent
pas se donner entièrement, parce que la richesse de leur âme est fondée
sur une évolution permanente qui fait que chaque don engendre immédiatement
de nouveaux trésors.
Tenons aussi compte du fait que le sens d'un mot fondateur est une
synthèse. Il rassemble une expérience personnelle et collective – qu'il
a aussi contribué à former.
L'amour sublime, c'est l'amour castré de toutes ces excroissances et
qui, tel l'arbre taillé, se concentre sur un seul but.
Notre vocation ultime est de développer notre puissance d'agir et
de devenir mortels.
C'est le propre de l'homme de pouvoir être cause efficiente, à des
degrés divers, et de produire du nouveau, qui l'étonne lui-même. Cela
lui arrive parce qu'il a en lui une dimension d'inconnu et qu'il s'y
forme des phénomènes d'intégration dont il ne connaît que très partiellement
(ou pas du tout) les sources. Et c'est pour cette raison qu'il a été
et restera toujours pour lui-même une énigme.
Nous, nous battions des paupières. Un clin d'œil, ça s'appelait. Un
petit éclair noir, un rideau qui tombe et qui se relève : la coupure
est faite. L'œil s'humecte, le monde s'anéantit. Vous ne pouvez pas savoir
combien c'était rafraîchissant. Quatre mille repos dans une heure. Quatre
mille petites évasions.
Quand un homme a été mordu une fois par un serpent, il a peur toute
sa vie de l'ombre d'une corde.
En termes d'existentialisme, ne pas faire de choix est en soi faire
un choix.
Le saule apparaît dans la brume,
Un superbe distique. Cette impression de déjà vu a été interprétée comme
l'effet de souvenirs de rêves, ou comme un raté dans les neurones du
cerveau.
Lancelot penchait la tête, tentant d'être le plus immobile possible,
essayant de réduire sa respiration à l'extrême, se tenant en équilibre
à la poignée de la fenêtre pour ne pas perdre pied et regardant son camphrier
et les chats qui se prenaient pour des opossums.
Pour les femmes, la marche requiert impérativement un certain savoir-faire.
Hélas, c'est une chose qu'il faut éprouver soi-même et qu'on ne peut
pas transmettre par la parole. Yi Xin se flattait d'avoir une perception
très vive de ces choses-là.
La beauté sera CONVULSIVE ou ne sera pas.
La beauté, ni dynamique ni statique. Le cœur humain, beau comme un
sismographe.
Mais ainsi en va, n'est-ce pas, du monde extérieur, cette histoire à
dormir debout. Ainsi fait le temps, un temps à ne pas mettre un chien
dehors.
Elle était forte, enfin, et très faible, comme on peut l'être, de
cette idée qui toujours avait été la sienne, mais dans laquelle je ne
l'avais que trop entretenue, à laquelle je ne l'avais que trop aidée
à donner le pas sur les autres: à savoir que la liberté, acquise ici-bas
au prix de mille et des plus difficiles renoncements, demande à ce qu'on
jouisse d'elle sans restrictions dans le temps où elle est donnée, sans
considération pragmatique d'aucune sorte et cela parce que l'émancipation
humaine, conçue en définitive sous sa forme révolutionnaire la plus
simple, qui n'en est pas moins l'émancipation humaine à tous égards,
entendons-nous bien, selon les moyens dont chacun dispose, demeure la
seule cause qu'il soit digne de servir.
«Ce sont tes pensées et les miennes. Vois d'où elles partent toutes,
jusqu'où elles s'élèvent et comme c'est encore plus joli quand elles
retombent. [...]»
Pour moi, je continuerai à habiter ma maison de verre, où l'on peut
voir à toute heure qui vient me rendre visite, où tout ce qui est suspendu
aux plafonds et aux murs tient comme par enchantement, où je repose la
nuit sur un lit de verre aux draps de verre, où qui
je suis m'apparaîtra tôt ou tard gravé au diamant.
L'important est que les aptitudes particulières que je me découvre lentement
ici-bas ne me distraient en rien de la recherche d'une aptitude générale,
qui me serait propre et ne m'est pas donnée. Par-delà toutes sortes de
goûts que je me connais, d'affinités que je me sens, d'attirances que
je subis, d'événements qui m'arrivent et n'arrivent qu'à moi, par-delà
quantité de mouvements que je me vois faire, d'émotions que je suis seul
à éprouver, je m'efforce, par rapport aux autres hommes, de savoir en
quoi consiste, sinon à quoi tient, ma différentiation. N'est-ce pas dans
la mesure exacte où je prendrai conscience de cette différentiation que
je me révélerai ce qu'entre tous les autres je suis venu faire en ce
monde et de quel message unique je suis porteur pour ne pouvoir répondre
de son sort que sur ma tête?
Je voudrais m'échapper, mais je n'ai pas le courage de traverser l'espace
imprégné d'elle, qui sépare mon lit de la porte.
Nous aimons, Gacha et moi, rester à contempler dans la vitrine d'un
magasin de chaussures, elle, des souliers noirs vernis à hauts talons,
ils sont très beaux, elle a raison, et moi des souliers noirs vernis
d'enfant qui ont des talons un peu plus hauts que ceux des miens, presque
comme ceux des grandes personnes...
- Combien de temps il t'a fallu pour en arriver à te dire qu'elle n'essayait
jamais, sinon très distraitement et maladroitement, de se mettre à ta
place...
LA GLACE SANS TAIN
Ces images du premier matin étaient ce qu'il pouvait arriver de pire
à un homme mûr; et bien que Don Fabrizio sût qu'elles étaient destinées
à s'évanouir avec l'activité du jour il en souffrait de façon aiguë parce
qu'il avait désormais assez d'expérience pour savoir qu'elles laissaient
au fond de l'âme un sédiment de deuil qui, s'accumulant jour après jour,
finirait par être la véritable cause de sa mort.
Il me dit qu'elles n'avaient plus les petites nattes serrées que Rose
leur tressait en forme d'anses avec un ruban. Il me dit qu'on les leur
avait coupées, qu'elles avaient maintenant les cheveux courts, à la Jeanne
d'Arc, sans doute parce que c'était plus propre.
Je suis en route
Et il me raconta qu'il pouvait sentir, respirer toute cette chair de
femme, et percevoir la secrète pulsation du sang sous la peau transparente
aux fines veines bleues, et encore l'éclatante lumière de midi pénétrant
par la fenêtre ouverte, avec le vent qui faisait battre le rideau de
fausse dentelle, comme si lumière et vent n'étaient qu'une seule et même
chose, ou plutôt une absence de quelque chose: le vide, le néant, une
sorte d'éblouissante vacuité au sein de laquelle il avait l'impression
de se tenir, dépouillé, décharné, et même plus que décharné: désincarné,
réduit à sa plus simple expression, c'est-à-dire même pas son squelette,
même pas quelques os: un clou rongé, une brindille, rien, […]
Je suis couché dans un plaid
Peut-être fut-ce à cause de la fille. Peut-être pas. Peut-être ne la
vit-il même pas, elle, ses seins, son visage peinturluré, ses yeux faits,
ou plutôt ne vit-il pas ce qu'elle était, se contenta-t-il de penser
que c'était une de ces filles de la campagne qui ne savent pas mettre
leur rouge, ou que la coutume, ici, voulait que ce fussent les mères
qui servent à table jusqu'à ce que les filles soient assez grandes pour
s'habiller de noir à leur tour et prendre place à côté du feu de braises.
J'ay pensé depuis, suyvant l'opinion de ceux qui disent que le lezard
se delecte à la face de l'homme, que cestuy-là avoit prins aussi grand
plaisir de nous regarder que nous avions eu peur à le contempler.
Je vous convie donc à voir seulement. Je vous
prie de tout oublier à l'entour; de ne rien espérer d'autre; de ne regretter
rien de plus.
Ma mère a vraisemblablement trouvé mon corps dans son corps en pissant
sur un bâton.
Le souvenir chorégraphie son événement, il le gesticule si précisément
qu'on en oublie qu'il est vide. Ceci étant dit, c'est oublié. Et une
chose, que la première devrait dire pour qu'elle existe et que la deuxième
se retient de penser en attendant que la première le dise pour pouvoir
le faire, n'existe plus.
Qu'est-ce que les gens qui vivent la nuit détestent le plus? Ce qu'ils
détestent le plus, c'est qu'on vienne frapper à leur porte en plein jour.
[…] parce qu'elle dissocie le signe et la chose pensée,
l'écriture alphabétique suggère qu'il existe au-delà des
signes visibles un domaine des idées, un monde d'identités
abstraites que nos sens ne peuvent atteindre mais que notre esprit peut
concevoir. Elle invite à se représenter comme une ascension
vers la vérité le passage des sons aux mots, des mots aux
pensées, des pensées aux idées en soi. Associant
au contraire étroitement le signe et la chose pensée, l'écriture
chinoise fait plutôt concevoir le signe comme une pensée
et la pensée comme un signe, ou le signe comme une chose perçue
et la chose perçue comme un signe. Elle incite moins à chercher
derrière les signes visibles des réalités abstraites
qu'à étudier les relations, les configurations, les récurrences
de phénomènes qui sont des signes et de signes qui sont
des phénomènes, à s'interroger sur la dynamique
de leurs apparitions et de leurs disparitions.
Je suis là: là, là, ou là, enfin quelque
part, je m'y tiens, il faut bien que j'occupe l'espace, je l'occupe de
toute façon [...]
Alors, il n'est peut-être pas nécessaire que ma mère
soit ma reine, c'est déjà beaucoup qu'elle soit uniquement
ma mère, même si mes rares baisers sur ses joues sont moins
majestueux.
Un dicton vietnamien dit: Seuls ceux qui ont des cheveux
longs ont peur, car personne ne peut tirer les cheveux de celui qui
n'en a pas. Alors, j'essaie le plus possible de n'acquérir
que des choses qui ne dépassent pas les limites de mon corps.
Il ne faut pas bouder le monde, se dit-il enfin. Il est si méchant,
qu'il ne daignerait pas s'apercevoir qu'un jeune homme, enfermé à double
tour dans un second étage de la rue Saint-Dominique, le hait avec
passion.
Pas de quoi fouetter un chat: c'est ce qu'il faut se répéter,
quoi qu'il arrive.
[...] je m'arrange toujours, quand je peux, pour poser ma main négligemment
sur mes lèvres qui n'en finissent plus de s'agiter pour trouver
une bonne position.
«Vous»... «Vous»... «Vous»... et nous
nous ratatinons, nous nous blotissons l'un contre l'autre, nous nous
tenons serrés, pressés les uns contre les autres comme
des moineaux effrayés.
«Je ne sais pas» est une phrase extrêmement utile.
NEIGE, doucement :
LA REINE, se penchant pour interpeler Neige :
Quand en été les lotus commencent à fleurir, les
corolles se ferment le soir pour se rouvrir à l'aurore. Yun avait
coutume d'enfermer une pincée de thé dans un sachet de
gaze qu'elle plaçait à la tombée de la nuit au cœur
de la fleur. Elle le reprenait le lendemain matin, et le thé ainsi
préparé, à l'aide d'eau de pluie réservée à cet
usage, avait un parfum d'une exquise délicatesse.
Je me souviens que dans mon enfance je pouvais regarder le soleil sans
cligner des yeux.
«Je croyais, dis-je, qu'on ornait autrefois les cheveux des femmes
de boutons de jasmin parce qu'ils étaient ronds et lumineux comme
des perles. Je ne savais pas que c'était parce que leur senteur
est tellement plus plaisante quand elle se mêle à celle
de la chevelure huilée et du visage poudré. Alors l'arôme
même des mains-de-Bouddha que l'on offre dans le culte ne leur
est pas comparable.»
Qu'importe qui vous mange? homme ou loup; toute panse
Tout l'automne à la fin n'est plus qu'une tisane froide.
PREMIER GARDIEN. - Je n'ai pas entendu par les oreilles, mais j'ai eu
l'idée d'entendre quelque chose.
«Mais ce coin est notre palais, elle est la reine et moi le roi, et
je sors seulement quand elle me donne le signal.»
Cette vie est un hôpital où chaque malade est possédé du
désir de changer de lit.
Quant à celui qui se conforme aux règles du Ciel et de
la Terre, et maîtrise les changements des six souffles, il peut
voyager dans des territoires illimités. Y a-t-il quelque chose
dont il dépende encore? Voilà pourquoi l’on
dit que l’homme parfaitement accompli n’a pas de moi, que
le Saint n’a pas de mérite, que le Sage n’a pas de
nom.
Si vous ne pensez pas quand vous n'avez plus de tête, d'où vient
que votre cœur est sensible quand il est arraché? Vous sentez,
dites-vous, parce que tous les nerfs ont leur origine dans le cerveau;
et cependant si on vous a trépané, et si on vous brûle
le cerveau, vous ne sentez rien. Les gens qui savent les raisons de tout
cela sont bien habiles.
Le monde est inepte à se guérir: Il est si impatient
de ce qui le presse, qu'il ne vise qu'à s'en défaire, sans
regarder à quel prix.
Je commence à dire à mes proches que j'écris un
nouveau livre, pour la première fois une version de vie: un livre
sur «le bébé». «Et comment ça se
termine?» demande, provocateur, un habitué de mes fantômes.
Je ris jaune, et je touche discrètement le bois de ma chaise.
Et quelques fois, l'envers du jardin, quelque chose de noir sous les
arbres, dans le verso de l'air. La sensation d'être en vie en est
spectralement aiguisée. J'essaie de me convaincre que la terreur
n'est pas l'essentiel de cet étrange amour.
De toutes les solutions possibles pour que la vie advienne, c'est la
plus insensée qui a été retenue.
Avant, ce n'est pas que je n'aimais pas les bébés; c'est
qu'ils n'existaient pas.
Plus précisément encore, il n'y a pas que les psychotiques
pour aimer ainsi, il y a aussi les bébés. Ceux qui ne savent
pas encore distinguer entre soi et l'autre, entre leur propre corps et celui
contre lequel ils se blotissent.
[...] alors, elle n'est plus dans le temps normal, ni dans le temps
thérapeutique, ni dans le temps créateur. Elle est entrée
dans le temps de la folie, le temps nervalien de «l'analogie universelle», où tout signifie.
Car l'enfantement, loin d'être la pure répétition
biologique - le «ressassement de l'espèce», comme ils
aimaient à le dire -, implique au contraire l'acceptation d'une véritable
différence, une altérité par rapport à laquelle
les notions de supériorité et d'infériorité sont
épourvues de sens.
Par exemple, si je suis allongée sur un lit
et que quelqu'un pose un livre à côté de ma jambe,
le lit vibre et cette vibration est transmise à mes membres
inertes - cela existe, c'est du réel;
comment se fait-il que tout le monde ne ressente pas cette vibration
constante de l'univers?
Si on a «l'impression» d'avoir raté l'essentiel, eh
bien, on l'a raté.
De plus en plus, la gestation m'apparaît comme un microcosme de
la vie humaine. Une leçon sur le temps: son caractère
inexorable, irréversible, irréfutable... et relatif.
De main en main, nous finirons bien par voir clair dans cette histoire.
«Humain» veut dire ici: mortel. Périssable. Pourrissable.
Épouvantable, au sens propre: cela épouvante.
[...] mieux valait écrire sans détours, dire le fond de
sa pensée comme l'enfant sur les genoux de sa mère, et
compter qu'un message passerait en récompense de cette simplicité.
Nous pensons le monde comme une boule où l'on a mis du vert pour
figurer les champs et les forêts, fait des fronces bleues pour
les mers et des pincements pour les chaînes de montagne.
L’aube, même froide et mélancolique, ne manque jamais
de lancer dans mes membres ses flèches qu’on dirait de givre étincelant
et acéré. Je tire les lourds rideaux et cherche la première
lueur qui montre la percée de la vie. La joue au carreau, j’aime à m’imaginer
que je serre d’aussi près que possible le grand mur du temps
qui toujours lève, retire et dégage des pans de vie neufs
au-dessus de nous. Puisse-t-il m’appartenir de goûter cet
instant avant qu’il ne s’étende sur le reste du monde,
d’en goûter la fraîcheur et la nouveauté! De
ma fenêtre, je vois le cimetière où sont enterrés
tant de mes aïeux, et dans ma prière j’ai pitié de
ces pauvres morts, jouets de l’onde et de son éternel va-et-vient,
car je les vois décrire des cercles, roulés à jamais
par le flot pâle. Puissions-nous, nous qui avons le don du présent,
en user et jouir: voilà, je le confesse, un peu de ma prière
du matin.
J’agite doucement la main et je pars,
Mais à quoi bon être un grillon, victorieux ou pas, si
l’on finissait toujours par se faire happer par une main d’enfant
et être condamné à tourner en rond dans un petit
pot de terre?
Tout être humain, en tant que sujet réel, est une énigme.
Le Réel, c'est le réceptacle d'inattendu, alors que nous
cogitons et raisonnons sur ce que nous appelons la Réalité,
le répétitif attendu.
Les animaux de compagnie sont des objets transitionnels non pas entre
le sujet humain et une personne extérieure, mais entre le sujet
humain et une partie de lui-même, la part non verbalisable de ses affects.
Seule la solitude permet de dépasser le stade du sentiment de
solitude. La solitude éprouvée comme un fait, reconnue comme
une valeur.
[...] «s'escargoter», c'est retourner à son centre, [...]
À tout mammifère, la réalité a donné un
destin marqué à son origine dans une individuation, impuissante à survivre
isolée.
Creuser c'est attendre impatiemment que la mer se manifeste en mouillant
le fond du trou.
Elle se tut.
Le mot est: autre. C'est un micro-éboulement.
Mais ça n'est pas une preuve. La profondeur du cœur humain
est sans limites. Je me contentais de batifoler innocemment au bord.
L'existence est une route, et si on prend la tangente, elle est plus
longue.
« Je vais avoir quarante ans, et l'être qui m'est le plus
proche est un pingouin... [...] »
La vie est un tout, et c'est pourquoi la mort d'une
petite partie de ce tout laisse de la vie après elle, car la
quantité des éléments vivants d'un tout est toujours
supérieure à celle des éléments morts…
Je m'appelle Rose comme ma mère.
Elle sut alors ce qu'elle aurait dû répondre à Mathilde
Kessler tout à l'heure quand celle-ci lui avait demandé,
avec une pointe d'agacement dans la voix, à quoi ressemblait sa
vie en ce moment.
Seuls les humains rougissent, tu sais. On ne sait pas encore bien expliquer
la fonction évolutionnaire de cet afflux de sang au visage…
En Occident, on sépare avec soin les différents moments
de la vie. Il y a un lieu pour naître, un lieu pour déféquer,
un lieu pour prier et un autre pour mourir…
Je ne comprendrai jamais la copulation entre humains. Que cet acte banal,
fonctionnel, en principe destiné à la reproduction de l'espèce,
puisse ainsi happer l'âme et la propulser hors du monde…
C'est choquant, les intimités brutales que les déjà-mères
se permettent avec les pas-encore-mères. Cette irruption du corps,
du sexe et de la mortalité dans les conversations les plus futiles.
- Pourquoi qu'on dit des choses et pas d'autres?
Pourtant, les enfants tombent constamment sans perdre pour autant leurs
facultés mentales. Est-ce parce qu'ils tombent de moins haut ?
Peut-être que le fait de crier rétablit les circuits.
Tant qu'on est vivant, rien n'est jamais réglé. Et la
mort elle-même laisse dans son sillage une part d'inachevé.
De désordre.
J’avais l’impression que tout le monde savait que je mangeais
des fleurs.
Il arrive un moment où les problèmes des autres doivent
rester à leur place, c’est-à-dire chez les autres.
Déjà elle voile les sommets des montagnes. On sent qu’elle
vient, son odeur descend sur la plaine. Plus rien ne bouge dans les villages.
Ils attendent.
Antonia suivait les circonvolutions du poisson d’Isabelle entre
ses algues en plastique. Il les contournait souplement, gobait une poussière,
créait quelques bulles irrégulières, reprenait sa
route. Il n’était pas rouge, contrairement à ce qu’une
appellation abusive laissait entendre, mais orangé, et chacune
de ses écailles constituait une paillette prête à s’allumer
ou à s’éteindre.
Il n’y a pas d’amour, il n’y a pas d’amour.
Non, vous ne pourrez rien atteindre qui ne le soit déjà,
parce qu’un homme meurt d’abord, puis cherche sa mort et
la rencontre finalement, par hasard, sur le trajet hasardeux d’une
lumière à une autre lumière, et il dit: donc,
ce n’était que cela.
Les souvenirs sont les armes secrètes que l’homme garde
sur lui lorsqu’il est dépouillé, la dernière
franchise qui oblige la franchise en retour; la toute dernière
nudité.
Car ce que tout homme ou animal redoute, à cette heure où l’homme
marche à la même hauteur que l’animal et où tout
animal marche à la même hauteur que tout homme, ce n’est
pas la souffrance, car la souffrance se mesure, et la capacité d’infliger
et de tolérer la souffrance se mesure; ce qu’il redoute
par-dessus tout, c’est l’étrangeté de la souffrance,
et d’être amené à endurer une souffrance qui
ne lui soit pas familière.
Un enfant forge son pouvoir dans l’énigme de sa vie future.
J’en viens à parler d’animal et d’immersion
dans l’animalité humaine. Par quel détour résumer
au mieux le contraste d’expériences où se mêlent
la jouissance qui projette hors de soi et la salissure qui fait se rapetisser?
Tandis que moi, il m’a fallu parcourir des distances géographiques
pour accéder à des parties de moi-même. J’ai
fait Paris-Dieppe en 4 L et dormi face à la mer pour apprendre
que je possédais quelque part, dans une région que je ne
pouvais pas voir et que je n’avais pas encore imaginée,
une ouverture, une cavité si souple et si profonde que le prolongement
de chair qui faisait qu’un garçon était un garçon,
et que je n’en étais pas un, pouvait y trouver place.
Parfois, il se disait que la mort seule pouvait lui donner la sensation
paisible du vrai repos. Il se rappelait un chant de son enfance:
courte est la vie, à peine la largeur d’une main, encore
plus courte la vie de ceux qui aiment dormir… Kiên savait
que la sienne s’écoulait à l’envers.
Rien que de vivre ne signifie pas la même chose pour deux êtres
humains.
[...] il vaut mieux avoir trop peu du nécessaire que de se priver
toujours du superflu. Le superflu, c’est bien pour l’obtenir
que l’on travaille, c’est de lui dont on rêve.
Chaque enfant qui chante, se dit Lou, agrandit le monde, [...]
Mais je ne suis pas si sûr qu'un homme ait le droit de dire ce
qui est fou et ce qui ne l'est pas. C'est comme si, dans chaque homme,
il y avait quelqu'un hors des limites de la raison et de la folie qui,
témoin des actes raisonnables et insensés, les jugerait
avec la même horreur et le même étonnement.
Je ne peux pas aimer ma mère parce que je n'ai pas de mère.
La mère de Jewel est un cheval.
Ma mère est un poisson.
Dans une chambre étrangère, il faut faire le vide en soi-même
pour pouvoir dormir. Et, avant d'avoir fait le vide pour pouvoir dormir,
qu'est-ce qu'on est? Et quand on a fait le vide pour pouvoir dormir,
alors on n'est plus. Et quand on est tout plein de sommeil, c'est comme
si on n'avait jamais été. Je ne sais pas ce que je suis.
Je ne sais pas si je suis ou non.
Je sens mon corps, mes os, ma chair qui commencent à se séparer, à s'ouvrir
pour livrer passage à la solitude; et devenir quelqu'un qui n'est
plus seul est une chose terrible.
Cela seulement, car bien sûr, quand le voltage a été trop élevé,
le filament de la lampe brûle et se rompt; [...]
Ce qui nous différencie des animaux c'est que nous pouvons passer
tout entier avec nos yeux par où l'espace est trop petit pour
notre corps.
LA POULE
L'architecte, par l'ordonnance des formes, réalise un ordre qui
est une pure création de son esprit; par les formes, il affecte
intensivement nos sens, provoquant des émotions plastiques; par
les rapports qu'il crée, il éveille en nous des résonances
profondes, il nous donne la mesure d'un ordre qu'on sent en accord avec
celui du monde, il détermine des mouvements divers de notre esprit
et de notre cœur; c'est alors que nous ressentons la beauté.
L'instinct primordial de tout être vivant est de s'assurer un
gîte. Les diverses classes actives de la société n'ont
plus de gîte convenable, ni l'ouvrier, ni l'intellectuel.
Penser librement, disait Simon, penser dans toutes les directions possibles,
est un des grands plaisirs que l'on peut avoir, parfois c'est même
de la joie…
Je pleure, disait Marie, et la seule chose que je sais c'est que mes
larmes sont ce que j'ai de plus intime, de plus à moi, elles sont
vraiment à moi.
Ma mère me chantait une comptine, de quoi sont faits les petits
enfants, les filles elles sont en sucre et les garçons… je
ne sais plus en quoi sont les garçons.
Ce que je ressens, c'est un goût de mort dans la bouche. Un goût
plat. Un goût de poussière.
Ma vie, se disait encore Louise. On dirait un mauvais roman. Une fois
qu'on connaît le début on peut tout déduire. C'est
lamentable.
Le langage, dit encore Simon, creuse en nous une distance paradoxale,
une distance qui nous divise et nous sépare de nous-même
: car avant de pouvoir les utiliser à son tour, l'homme est littéralement
fait, fabriqué, par les mots, et les mots sont la peau des rêves.
- Je l’ai tenue, je tiens mon idée, et elle est vérifiable
dans l’atmosphère – elle a autant d’évidence
qu’une poule.
L'aurore n'est qu'une espèce de recrépissage des cieux :
une remise à neuf.
Je viens de faire réflexion que la Terre n'est qu'un caillou séparé par
hasard de la masse solaire, et que les abîmes de l'espace sont partout
vides de vie.
C'est étrange: dans chaque crise morale, une phrase toute faite,
une phrase absolument déplacée s'offre à nous venir
en aide: c'est bien là le malheur de vivre dans une civilisation
trop vieille, et de posséder un carnet de poche.
Dans ce monde, l'explication par l'absurde donne un sens (si le monde
est absurde, tout s'explique [...]
29. elle rit sans son dans la voiture
Somme toute, elle était plutôt rassurée que ce soit
elle qui ait entendu des voix, et non sa voix à elle qui ait retenti
pour quelqu’un, ailleurs dans le vaste monde, sans qu’elle
le sache.
Il y a dans toute énumération deux tentations contradictoires;
la première est de TOUT recenser, la seconde d’oublier tout
de même quelque chose [...]
Qu’elle vienne si elle doit venir, cette chose-là, se dit-elle.
Car il y a des moments où l’on ne peut ni penser ni sentir.
Et si l’on ne peut ni penser ni sentir, où se trouve-t-on?
Les objets, cela ne devrait pas toucher, puisque
cela ne vit pas.
Bien sûr, je ne voudrais pas dire que je danse, moi qui ne sais
même pas marcher, mais j'ai fini par être intrigué (pas
trop tôt!) par les mouvements, par l'influence que pourraient avoir
sur moi des mouvements.
J'ai regardé mes pieds qui pendaient à l'intérieur
de la baignoire. Je portais des chaussures bon marché achetées
au magasin du village à l'époque où je travaillais
encore à l'usine de boissons gazeuses. Elles étaient en sythétique
marron, à talons plats, et assez usées.
GANTS
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